Aukus : future expansion ou extension ?

Australie – Inde – Japon – Royaume-Uni

Aukus : future expansion ou extension ?

En marge de la très prochaine annonce du Premier ministre australien, Anthony Albanese, concernant son choix définitif lié à l’acquisition des futurs submersibles dédiés à la RAN*, le président du Comité spécial de la défense de la Chambre des communes du Royaume-Uni, Tobias Ellwood, a suggéré en janvier 2023 d’inviter l’Inde et le Japon à rejoindre l’Aukus*. Si l’ancien Premier ministre australien Scott Morrison (2018/2022) a en février 2023 déclaré qu’il était « trop tôt » pour étendre ce partenariat à Tokyo, argumentant que cette alliance jusqu’à présent exclusivement anglo-saxonne a été mise en place pour « n’être qu’un arrangement trilatéral », l’initiative britannique ouvre la porte à une possible ou nécessaire évolution des architectures régionales de sécurité déjà présentes en Asie.

FAITS

Septembre 2021 : lancement du partenariat trilatéral de sécurité et de technologie Aukus*

Avril 2022 : discussions entre l’OTAN* et la Corée du Sud

Juin 2022 

  • Échanges lors du Dialogue de Shangri-La* entre les représentants de l’OTAN* et de nombreux pays asiatiques dont Singapour et la Nouvelle-Zélande.
  • Sommet de l’OTAN* à Madrid auquel l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud ont pour la première fois été invités.

Janvier 2023 

  • Le président du Comité spécial de la défense de la Chambre des communes du Royaume-Uni suggère que l’Inde et le Japon soient invités à rejoindre l’Aukus.
  • Le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg rencontre le Premier ministre japonais Fumio Kishida a Tokyo.

Février 2023 : l’ancien Premier ministre australien s’oppose à l’entrée immédiate du Japon dans l’Aukus.

Mars 2023 

  • Tenue du Sommet du Quad* en marge du G20* à New Delhi
  • Discussions informelles entre l’OTAN* et l’Inde
  • Annonce attendue du choix définitif australien quant à son acquisition de submersibles

 

ENJEUX

L’enjeu principal est la consolidation voire l’évolution de l’architecture de l’Aukus* afin de contrer les ambitions et/ou prétentions chinoises au sein de la zone Indo-Pacifique.

 

Fumio Kishida et Narendra Modi
Fumio Kishida et Narendra Modi, respectivement Premier ministre du Japon et de l’Inde – © RAIA / AP

COMMENTAIRES PROSPECTIFS

Outre sa très certaine intention de renforcer ledit partenariat trilatéral de sécurité et de technologie, l’Aukus*, et après avoir abandonné l’Asie au début des années 1970, Londres aurait-il ainsi déjà choisi son nouveau point d’ancrage dans le cadre de son prochain retour à l’Est de Suez1 ? Si rien n’est moins sûr, cette initiative d’expansion ou d’extension de l’Aukus traduit clairement une volonté de consolidation voire d’évolution de cette architecture régionale de défense, à l’image de celle qui ne comptait pas moins de 8 pays en pleine Guerre froide pour contrer le communisme en Asie du Sud-Est, l’OTASE*.

La question qui se pose alors principalement est le statut dont jouiraient l’Inde et le Japon – 2 recrues du Quad* et respectivement les 4e et 8e puissances militaires mondiales2 – « au sein ou en marge » de cette alliance actuellement tripartite. Seraient-ils des membres à part entière et « militairement » engagés auprès de l’Aukus* dans un éventuel conflit avec la RPC* ou davantage des partenaires logistiques et technologiques liés au soutien de cette triade anglo-saxonne ?

Concernant cette 1ère hypothèse, le Japon, bien que mal à l’aise face à la possible prolifération nucléaire que fait peser l’éventuelle l’acquisition australienne de SNA*, semble être un candidat idéal pour consolider l’Aukus. Mais concernant l’Inde, il n’est pas certain que cette dernière, même si elle s’est rapprochée des États-Unis durant les 2 dernières décennies, soit actuellement considérée comme un partenaire fiable ou qu’elle-même veuille réellement intégrer l’Aukus*. En marge de la compétition et des tensions frontalières dans l’Himalaya avec son voisin chinois, sa prise de position dans l’actuel conflit russo-ukrainien ainsi que son implication grandissante dans les projets communs des BRICS* démontrent un « non-alignement » de sa vision3 avec celle des protagonistes (pro)occidentaux et/ou anglo-saxons. En somme, si voir l’Inde rejoindre l’Aukus* est très probablement souhaité par les Occidentaux pour sa puissance économique, militaire et démographique ainsi que pour sa localisation géostratégique sur le flanc ouest de la Chine, il serait surprenant de la voir, elle, disposée à détériorer son propre environnement stratégique au profit des intérêts d’autrui. Rappelons également à ce propos que l’acceptation par New Delhi de rejoindre le Quad – au sein duquel elle a à nouveau refusé le 3 mars 2023 de fustiger Moscou pour son invasion militaire de l’Ukraine – était liée à la garantie que cette structure d’alliance ne soit pas « militarisée » contre la Chine.

Quant à la 2e hypothèse liée à un partenariat logistique et technologique, le Japon – placé à quelques encablures seulement à l’est de la Chine et de Taïwan ainsi qu’industriellement, militairement et économiquement puissant – pourrait en partie justifier la suggestion britannique. Il convient de se rappeler du modèle industriel adopté pour la fabrication des composants du chasseur américain de 5e génération, le F-35 Lightning II de Lockheed Martin. Alors que le Premier ministre australien est attendu dans les prochains jours à Washington pour annoncer son choix définitif quant à son acquisition, très probable, de SNA* anglo-saxons dans le cadre de l’Aukus, pourrait-on envisager que la finalité de cette suggestion soit d’associer Tokyo à la fabrication d’éléments nécessaires à la « problématique construction4 » de ces submersibles ? En effet, si l’idée d’un partage entre Canberra, Londres et Washington avait été évoquée comme une « hypothétique solution » concernant la construction des submersibles dédiés à la RAN*, le Japon, muni de Kawasaki Heavy Industries et plus particulièrement de Mitsubishi Heavy Industries (MHI) dispose d’arguments de poids qui pourraient lui permettre de leur venir éventuellement en aide :

  • Fabrication des plus grands submersibles conventionnels au monde ;
  • Participation à la fabrication du F-35 Lightning II américain ;
  • Signature récente avec le Britannique BAE Systems et l’Italien Leonardo pour le développement commun d’un programme baptisé GCAP (Global Combat Air Programme), un chasseur de 6e génération5.

 

Ainsi, et à moins d’un retournement de situation qui rétrocèderait au dernier moment au Français Naval Group la construction de submersibles conventionnels pour l’Australie, il ne serait donc pas surprenant que l’annonce du choix définitif lié à l’acquisition des futurs SNA australiens s’accompagne d’une éventuelle expansion du volet militaro-industriel de l’actuel Aukus – au profit d’un hypothétique « Aukus+ » – afin d’y « adjoindre » un pays tel que le Japon. En ce qui concerne l’éventualité d’une extension « pure » de ce partenariat trilatéral, le Canada et la Nouvelle-Zélande semblent être des candidats plus adéquats dans la mesure où, déjà anglo-saxons, ils sont avant tout et surtout membres des « Five Eyes* ». Si cette particularité traduit peut-être en partie la déclaration de Scott Morrison à l’encontre du Japon et l’avènement possible d’un « Aukus+ », il est également aisé – en marge d’un éventuel rapprochement militaire sino-russe – de percevoir dans l’Aukus la volonté de l’anglosphère de conserver la maitrise des océans. Et cela particulièrement en mer de Chine dans laquelle Washington fait difficilement face aux capacités A2/AD* chinoises. Quant à l’Inde, que l’ancien Premier ministre s’est abstenu de mentionner, et outre l’éventuelle indisposition de cette dernière à intégrer l’Aukus, rappelons que c’est le gouvernement Morrison qui avait défini New Delhi comme le futur vecteur de croissance économique de l’Australie – « l’alternative » à sa dépendance chinoise… Mais au-delà des considérations stratégiques, militaires, industrielles et économiques liées à l’Aukus, c’est bien la multiplication des pourparlers et des nombreux rapprochements actuels de l’Otan avec des pays de la zone Indo-Pacifique qui laissent présager l’extension de cette Organisation en Asie. Si l’Aukus pouvait bien évidemment en devenir le « puissant noyau » du fait de son implantation permanente dans la région, une telle évolution de l’Otan ne peut cependant s’effectuer sans un vote unanime des membres du Traité de l’Atlantique Nord. En marge donc de l’avènement d’une hypothétique « Organisation du Traité de l’Indo-Pacifique » si l’un des membres actuels refusait cette extension, comme cela s’est déjà vu de la part de celui qui fait également partie de l’OCS*, « l’Aukus+ » pourrait ainsi contourner ce problème. Dans tous les cas, et bien qu’une délégation otanienne et une équipe indienne se soient récemment rencontrées, de manière informelle, pour explorer des pistes de coopération Otan-Inde, l’Alliance atlantique songe à faire une déclaration conjointe lors de son prochain Sommet à Vilnius, Lituanie, en juillet 2023, englobant l’Australie, la Corée du Sud, le Japon ainsi que la Nouvelle-Zélande.

La Chine a certainement changé depuis l’arrivée du président chinois Xi Jinping – au point qu’elle est désormais qualifiée par certains de « défi systémique » – et le « pivot to Asia* » tant voulu par l’ancien président américain Barack Obama (2009/2017) semble désormais se mettre progressivement en place. Mais les pays membres de l’ASEAN* – impuissants et autant inquiets d’une éventuelle prolifération nucléaire que de la rivalité sino-américaine croissante dans leur arrière-cour – craignent avant tout que l’Aukus ne conduise à une course aux armements dans l’ensemble de la région Indo-Pacifique.

Guillaume Bombenger, Asie21

 

  1. Expression empruntée au poème Mandalay de l’écrivain britannique Rudyard Kipling. Commencée en 1947 avec l’indépendance de l’Inde, la fin de l’existence de l’Empire britannique se traduisit par un retrait graduel de la présence militaire britannique à l’est du Canal de Suez jusqu’en 1971.
  2. Global Fire Power, classement 2023 comprenant 145 pays
  3. Asie21 n° 162/2022-06 Inde – États-Unis – Russie – Chine : La réticence indienne à sanctionner la Russie pourrait-elle influer sur le Quad ?
  4. Asie21 n° 169/2023-02 Australie – États-Unis – Royaume-Uni : À vouloir plonger trop profond, on se noie
  5. Concurrent direct du programme SCAF (Système de Combat Aérien du Futur) lancé par les Français, Allemands et Espagnols

ASEAN : Association of Southeast Asian Nations, Association des nations de l’Asie du Sud-Est

Aukus : Australie (A), Royaume-Uni (UK), États-Unis (US), partenariat trilatéral de sécurité et de technologie lancée le 15 septembre 2021

A2/AD : Anti-Access / Area Denial ; stratégies de déni d’accès et d’interdiction de zone.

BRICS : Brésil (B), Russie (R), Inde (I), Chine (C) et Afrique du Sud (S)

« Dialogue de Shangri-La » : tenant son nom de l’hôtel singapourien où il a lieu, c’est une conférence internationale dont le thème s’articule autour de la défense et la sécurité dans la zone Indo-Pacifique. Organisée par l’International Institute for Strategic Studies (IISS), il rassemble environ 50 pays annuellement.

« Five Eyes » : Five Power Defence Arrangements (FPDA) ; alliance exclusivement anglo-saxonne de collecte de renseignements électromagnétiques découlant du traité UKUSA secrètement signée entre les États-Unis et le Royaume-Uni en 1946. Elle a depuis été rejointe par l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande.

G20 : forum intergouvernemental annuel composé des 20 premières puissances économies mondiales (19 pays + l’Union européenne). Basé sur le dialogue, tout comme le G7, il cherche à favoriser la concertation internationale sur les questions économiques d’envergure mondiale.

OCS : Organisation de coopération de Shanghai

Otan : Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (NATO). Alliance politique et militaire de pays d’Amérique du Nord et d’Europe. Créée dans le contexte de la guerre froide (le 4 avril 1949), sa vocation est d’assurer la sécurité de l’Europe occidentale face à l’expansion de l’Union soviétique.

OTASE : Organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est (SEATO). Organisation de défense collective créée au lendemain de la Conférence de Genève concernant l’Indochine (8 septembre 1954) afin de contrer l’expansion communiste en pleine Guerre froide. Elle regroupait l’Australie, les États-Unis, la France, la Nouvelle-Zélande, le Pakistan, les Philippines, le Royaume-Uni ainsi que la Thaïlande. Quittée par la France en 1965, elle sera dissoute après la fin de la guerre du Vietnam, le 30 juin 1977.

« Pivot to Asia » : stratégie américaine consistant à contenir l’expansion militaro-économique de la Chine dans l’Indo-Pacifique

Quad : Quadrilateral Security Dialogue, dialogue quadrilatéral de sécurité. Structure d’alliance informelle (non militarisée) entre l’Australie, les États-Unis, le Japon et l’Inde visant à contrer l’expansion chinoise dans la zone Indo-Pacifique.

RAN : Royal Australian Navy, Marine militaire australienne

RPC : république populaire de Chine

SNA : sous-marin nucléaire d’attaque