Mer de Chine du Sud et futur code de conduite : champ libre à la prédation chinoise

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Par le général (2s) Daniel Schaeffer

  • Etudes risques Extrême-Orient
  • Membre du groupe de réflexion Asie21 (www.asie21.com)
  • Ancien attaché de défense en Thaïlande, Vietnam et Chine

Alors que le Vietnam vient de prendre pour un an depuis le 1er janvier 2020 la présidence de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN), que la tension continue à monter entre Pékin et Washington en mer de Chine du Sud, les inquiétudes continuent à aller croissantes sur les risques de dégénérescence de la situation. Ce sont surtout les pays d’Asie du Sud-Est qui sont affectés par l’instabilité latente qui menace. En arrière scène du bras de fer naval sino-américain, le risque est d’abord lié aux conflits d’intérêts territoriaux et maritimes entre la Chine et les autres riverains : Vietnam, Malaisie, Indonésie, Brunei, Philippines. Tout cela parce que Pékin prétend faire de 80%, au bas mot, de la superficie de l’espace marin considéré une mer territoriale. Délimitée depuis 1947 par un tracé en neuf traits, tracé déclaré « sans effet légal » par la Cour permanente d’arbitrage (CPA) de La Haye le 12 juillet 2016, cette fiction juridique est dénommée « langue de buffle » par les pays de la région, en raison de la forme en U que prend la ligne discontinue qui l’entoure.

Les droits des riverains sud-est asiatiques abusés

Or, il se trouve que la « langue » mord partout sur les zones économiques exclusives (ZEE) des cinq Etats sud-est asiatiques nommés (voir carte), ZEE sur lesquelles leurs droits souverains sont inaliénables en vertu de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNDUM). Ainsi lorsque ces cinq pays exploitent en toute légalité leurs ZEE respectives mais dans des secteurs recoupés par la « langue » ils sont, aux yeux des Chinois, en tort.

A l’inverse, Pékin considère tout à fait légitime de se livrer à des activités économiques sur tous les espaces chevauchés, empiétant sans vergogne sur les droits légitimes des cinq riverains (voir carte). Les abus les plus récents apparaissent lorsqu’à l’été 2019 les Chinois se livrent à deux campagnes de mesures sismiques sur plusieurs lots pétroliers de la ZEE vietnamienne. Les voici aussi qui harcèlent Shell Sarawak dans ses activités dans le secteur malaisien des brisants de Luconia (Luconia shoal) au mois de mai 2019. Malgré l’allégeance du gouvernement philippin de Rodrigo Duterte au régime de Pékin ce dernier ne tolère en aucun cas que Manille prétende vouloir exercer ses droits dans tous les espaces chevauchés par la « langue », tant dans le domaine des hydrocarbures que dans celui de la pêche. La liberté vietnamienne, malaisienne, indonésienne de la pêche est tout autant entravée, avec parfois des bateaux éperonnés par les milices navales chinoises. En décembre 2019 plusieurs bâtiments de pêche chinois escortés de garde-côtes font intrusion en ZEE indonésienne de l’île de Natuna.

La paix illusoire du futur code de conduite

Dès lors il est aisé de déduire que lorsque le code de conduite (code of conduct/COC) des parties en mer de Chine du Sud, actuellement en négociation, sera adopté, peut-être en 2021 comme le veulent les Chinois et le président philippin, son application se retournera contre les cinq riverains pressurés. En effet, tant que la Chine n’aura pas fait disparaître l’illégal tracé en neuf traits, un code de conduite ne protègera en aucun cas ces derniers des ambitions de Pékin, contrairement à ce qu’ils espéraient lorsqu’ils ont appelé à l’établissement d’un tel code. Tort ils ont aujourd’hui lorsqu’ils pénètrent dans la « langue de buffle » alors qu’ils opèrent dans leurs propres ZEE, pire ce sera demain puisque le code permettra à la Chine de les poursuivre et pas l’inverse.

L’aveuglement de gouvernements européens

Aussi, à cause de l’obstiné refus chinois sur la ligne, lorsque les gouvernements, allemand, britannique français, dans leur déclaration commune du 30 août 2019, « se félicitent des négociations en cours entre les Etats membres de l’ASEAN et de la Chine en vue de parvenir à un code de conduite en mer de Chine méridionale fondé sur des règles, ouvert à la coopération, efficace et conforme à la CNUDM », ils se leurrent s’ils pensent appuyer les pays d’Asie du Sud-Est dans leurs justes revendications. Dans ces conditions Paris, Londres, Berlin ne font que conférer implicitement à la Chine plus de capacité ultérieure de coercition à l’égard des cinq pays et de spoliation à leur encontre.

La menace des tribunaux maritimes chinois

La menace envers les pays concernés sera pire encore lorsque les Chinois auront réussi, comme ils en ont l’ambition, à donner une capacité juridique à vocation internationale à leurs actuelles cours de justice maritime. L’extension de la vocation de ces cours consistera, comme le rapporte l’agence Xinhua le 12 mars 2017, à statuer sur tous les événements qui se produiront, hors eaux sous droits souverains maritimes résiduels des voisins de la Chine, sur « toutes les autres aires maritimes sous juridiction chinoise ». Il ne faut donc en aucun cas se laisser abuser ici par l’ambiguïté du langage : lorsque les Chinois parlent d’« aires maritimes sous juridiction chinoise » il s’agît bien de la « langue de buffle ».

Empêcher le piège de se refermer

Face à une telle menace encore souvent inaperçue, quel recours reste-t-il aujourd’hui aux pays concernés de l’ASEAN pour sortir du piège dans lequel ils se sont engouffrés en poursuivant les négociations en vue du code ? Le Vietnam, seul de son côté, a commencé à laisser planer l’idée d’introduire un recours auprès du Tribunal de La Haye, comme le précédent gouvernement philippin de Benigno Aquino III l’avait fait le 22 janvier 2013. A un degré supérieur d’autres voix de l’ASEAN, dont celle du Vietnam encore, ont demandé que dans le futur texte du COC, soit incluse la référence au verdict du 12 juillet 2016. La Chine le refusera compte tenu de ce que cela reviendrait à accepter la conclusion prononcée en sa défaveur. Ou si elle accepte la proposition, elle n’en tiendra pas compte dans l’application du COC, comme elle a refusé la sentence de la CPA.

Le dernier recours enfin serait de décider de suspendre les négociations en cours tant que la Chine n’aura pas dissout le tracé en neuf traits. Le Vietnam, qui vient de prendre la présidence de l’ASEAN le 1er janvier 2020, fera-t-il le pas de la proposition ? Et quels Etats de l’ASEAN l’appuieraient en ce sens ? Les conclusions du sommet de l’ASEAN, qui doit se tenir du 6 au 9 avril à Danang, et des réunions internationales associées, devraient pouvoir donner quelque indication sur les orientations qui pourraient être choisies.

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