Pendant que l’Union européenne se montre incapable – pour le moment – de s’affirmer comme une grande puissance économique et militaire, s’imposant au reste du monde, d’autres pays, et notamment la Chine et les États-Unis, ont une vision de l’histoire à court, moyen, et long terme. Et défendent leurs intérêts, en usant de toutes les cartes possibles.

Pour mieux comprendre la situation internationale actuelle, et notamment les conflits liant la Chine à l’Europe, aux USA, à d’autres régions du monde, nous avons interrogé un spécialiste de la question : le général Daniel Schaeffer. Un entretien passionnant, et une leçon de géopolitique, nécessaire.

Breizh-info.com : Tout d’abord, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Général Daniel Schaeffer : En réserve de la République. Saint-Cyrien. La première partie de ma carrière a été celle d’un officier du génie. La deuxième a été consacrée aux relations internationales en tant que titulaire des diplômes requis, dont une maîtrise de chinois. J’ai occupé trois postes d’attaché de défense en Asie : Thaïlande, Vietnam où j’ai été le premier attaché français, et Chine. Aujourd’hui chercheur indépendant, je travaille essentiellement sur la Chine et ses relations internationales. Je suis membre du groupe de réflexion Asie21 (www.asie21.com).

Breizh-info.com : Quelles sont les vraies raisons du conflit entre Taïwan et la Chine ? Qui est en position de force à l’heure actuelle ?

Général Daniel Schaeffer : Le conflit entre Taïwan et la Chine remonte à 1949, lorsque le parti nationaliste, défait par le parti communiste sur le continent se réfugie sur l’île. Depuis Taïwan, les nationalistes espéraient bien repartir à la reconquête du continent, mais déjà à ce moment-là ils n’en avaient pas la capacité militaire. Et inversement la Chine communiste espérait réaliser la réunification de l’île par la force des armes mais ses moyens militaires n’étaient pas non plus suffisants. Plusieurs crises ont éclaté dans le détroit de Taïwan par la suite mais n’ont abouti à rien. Jusqu’en 1964, la Chine nationaliste, donc de Formose, a été l’État chinois. Elle avait des relations diplomatiques avec la quasi-totalité du monde et tenait une place au sein du conseil permanent de sécurité de l’ONU où siègent les cinq États vainqueurs de l’Allemagne nazie et du Japon.

Après 1964, derrière les premiers pays qui avaient reconnu la Chine dès 1949-1950 et derrière la décision du général de Gaulle de reconnaître la Chine populaire, presque tous les autres pays du monde ont suivi. Aujourd’hui la république populaire de Chine a pris la place de la Chine nationaliste dans toutes les institutions internationales. Celle-ci n’a plus que le soutien de quelque 11 petits pays dans le monde. Les puissances autrefois officiellement représentées à Taïwan y conservent toutefois une représentation para-officielle. Mais à l’époque où le transfert de reconnaissance s’est fait de Taïwan à la Chine communiste, tous les États qui ont reconnu la République populaire ont dû en même temps reconnaître que Taïwan était une province chinoise. Nous sommes donc aujourd’hui, sous une autre forme, dans une perpétuation du conflit de 1949, en moins violent mais avec la menace permanente communiste de reprendre possession de Taïwan par la force si l’île décidait unilatéralement de se déclarer indépendante.

La Chine communiste, montant en puissance depuis 1979, est parvenue aujourd’hui à un niveau militaire suffisant pour tenter d’entreprendre une conquête militaire de Taïwan, avec plusieurs problèmes : 1 – savoir si cela vaudrait la peine de retrouver un territoire économiquement prospère qui serait ravagé par la guerre ; 2 – savoir quel soutien militaire les États-Unis se montreraient capables d’apporter à l’île pour se défendre.

À l’heure actuelle la comparaison des forces militaires des deux côtés du détroit donne manifestement la supériorité à la Chine populaire avec cependant un élément d’incertitude, dissuasif d’une tentative de passage à l’acte : le degré de soutien militaire que les États-Unis pourraient apporter à Taïwan. Limité à la diplomatie ? Limité à des livraisons de matériels militaires ? Limité à un appui logistique opérationnel ? Limité à un conseil opérationnel ? Engagé en appui opérationnel (missiles, drones, marine, aviation) ?

Breizh-info.com : Quelles sont les intentions chinoises dans ce secteur-là du monde ?

Général Daniel Schaeffer : Conserver la domination sur la mer de Chine du Sud ; tenter d’y faire le vide stratégique en essayant d’y interdire l’accès aux marines militaires étrangères notamment celle des États-Unis, ce qu’elle ne parvient pas à faire ; contrôler la mer de Chine de l’Est ; récupérer Taïwan si possible sans passer par la voie militaire ; s’ouvrir les meilleurs accès possibles pour sa marine et son aviation en direction de l’océan Pacifique et de l’océan Indien ; exercer une influence majeure sur l’Asie du Sud-Est ; contrôler l’influence du Japon sur l’Asie du Nord-Est ; étendre son influence sur le Pacifique ; rivaliser d’influence avec l’Inde en océan Indien ; assurer la pleine sécurité de ses voies commerciales maritimes en provenance d’Afrique et du Moyen-Orient, notamment des hydrocarbures et pour ces derniers celle de leur acheminement par voie terrestre depuis la Russie et l’Asie centrale. Tout cela pour ne pas entrer davantage dans les détails.

Breizh-info.com : Alors que les grandes puissances de ce monde semblent à pied d’œuvre au service de stratégies qui leur sont propres, l’Union européenne et la France semblent totalement hors jeu. Comment expliquez-vous cela ?

Général Daniel Schaeffer : Pour faire le plus bref possible, je n’irai pas jusqu’à dire que l’Europe et la France sont hors jeu même si la France a pris le risque de se ré-inféoder complètement à l’OTAN sous la présidence de Nicolas Sarkozy et celui de se laisser ensuite entraîner dans les divagations stratégiques de l’ère Obama au Moyen-Orient sous l’ère François Hollande. À l’inverse, sous Jacques Chirac et Dominique de Villepin nous avons eu la sagesse de ne pas suivre les Américains dans la catastrophique aventure irakienne qui laisse aujourd’hui tant de pauvres gens dans la situation où ils sont aujourd’hui.

Et dans ce suivisme européen et français de la stratégie américaine en Europe, largement inspirée des théories russophobes de Zbigniew Brzezinski, nous avons complètement raté notre rendez-vous avec la Russie. Là aussi nous nous sommes laissés manipuler par les Américains jusqu’au risque de courir à la guerre du siècle dernier, qui n’a pas eu lieu Dieu soit loué, mais toujours avec pour champ de bataille l’Europe ! Accessoirement j’ajouterai que, comme conséquence de cette hasardeuse réflexion stratégique, les Américains ont réussi l’exploit de jeter la Russie dans les bras de la Chine alors que la méfiance russe à l’égard des Chinois est historique. Résultat, du côté Pacifique, au lieu d’avoir un seul adversaire en face d’eux, les Américains en ont deux : les Chinois et les Russes. Sans compter le désordre que cela a créé par répercussion dans les relations entre Russes et Japonais qui reprenaient un dialogue pacifique entre eux.

Quant aux Chinois, s’ils ne sont pas nos ennemis, ils ne sont pas nos amis non plus. Ce sont des partenaires au sens le plus neutre ou le plus froid du terme. Il n’y a pas dans leur esprit idée de domination militaire sur l’Europe, ni idée de domination culturelle. Leur seule idée de domination est économique et faute d’unité au niveau européen, la Chine continuera à obtenir des Européens pratiquement tout ce qu’elle veut. La pensée stratégique de Sun Zi est peut-être devenue une tarte à la crème comme le critiquent certains, mais elle est pleine de bon sens et il est bien d’y revenir de temps en temps pour se rappeler notamment que pour lui la meilleure des victoires est celle qui est obtenue sans avoir à faire la guerre. C’est le destin qui s’annonce à tous les pays qui s’égrènent le long des nouvelles routes de la soie ou qui en sont les terminaux, comme l’Europe tout entière.

Pour en revenir au début de votre question, la France n’est pas totalement hors jeu dans tous les domaines. Il lui arrive tout de même de pouvoir encore avoir voix au chapitre sur le plan international et parvient même parfois à se rendre indépendante des États-Unis, ce qui est effectivement rare. Elle fait fortement entendre sa voix, avec peu de moyens cependant, sur la question du respect du droit de la mer. Mais elle est bien entendue sur ce point. Elle le fait aussi dans la lutte avancée en Afrique contre le terrorisme. Là, avec peu de moyens mais avec courage, abnégation, haut niveau professionnel et avec l’humilité des vrais grands vainqueurs, elle réussit à juguler le fléau.

Breizh-info.com : Comment analysez-vous le conflit entre la Chine et les USA actuellement ? Quelles conséquences, pour les Européens ?

Général Daniel Schaeffer : Comme précédemment pour répondre à toutes les questions que vous me posez, il est difficile de faire sans trop de nuances.

Pour vous répondre ici il y a deux conflits entre la Chine et les États-Unis : un conflit commercial et une rivalité stratégique. Le conflit commercial vise de la part des États-Unis à rétablir la balance commerciale largement déséquilibrée en faveur de la Chine. La Chine n’accepte pas la démarche du président Trump et se heurte à sa fermeté, une fermeté dont l’Europe serait bien avisée de s’inspirer aussi puisque notre déficit commercial avec ce pays se creuse de plus en plus en notre défaveur. Pour la France, en 2016 et en 2017 il était de 30 milliards de dollars. Le problème est que l’Europe est divisée sur une attitude commune à tenir face à la Chine parce que les intérêts particuliers des uns et des autres priment sur l’intérêt collectif.

Contentieux également à cause des équipements de la téléphonie 5G que propose Huawei. Les États-Unis ne l’acceptent pas en raison de la présomption de piégeage des produits, notamment des routeurs. Sur ce point-là aussi il faut arrêter d’être naïfs et de se poser la question de savoir si les Européens doivent accepter ces équipements ou pas. Il faut avoir le courage de les refuser car le risque de piégeage est réel. Maintenant si l’on veut avoir toutes nos communications captées par les Chinois, on peut céder, pourquoi pas ? Enfin, on ne va pas me faire croire que nos entreprises européennes de télécommunications ne sont pas capables de fournir de la 5G, même si c’est un peu plus cher et un peu moins performant que les produits Huawei, ce qui resterait toutefois à démontrer.

Rivalité stratégique USA-Chine. Nous sommes là dans une phase de montée en puissance de la Chine qui entend étendre son influence partout dans le monde essentiellement pour le dominer économiquement et qui, par voie de conséquence, se trouve face à une puissance en perte de vitesse, les États-Unis. La force de la Chine est sa puissante capacité d’influence par les voies économiques et diplomatiques et pas encore par les voies militaires, au contraire des Américains. La Chine n’a pas besoin de déployer ses armements puisqu’elle sait que, quoiqu’il arrive, nous allons bien finir par lui céder.

Conséquences pour l’Europe : l’Europe est au milieu. Elle est tiraillée autant par les Américains que par les Chinois. Or elle n’a pas à choisir. Dans certains cas elle peut donner la préférence aux États-Unis et dans d’autres à la Chine. Le problème est qu’elle ne sait pas afficher son indépendance de décision ni face à l’un, ni face à l’autre. Sa souveraineté est en quelque sorte en partie assujettie aux Chinois et aux Américains.

Breizh-info.com : Autre question : pourquoi l’Europe laisse-t-elle la Chine pénétrer allègrement au sein de ses frontières économiques, dérobant de la technologie et du savoir-faire d’une part, et laissant nos entreprises incapables de faire face à cette concurrence déloyale (et de mauvaise qualité très souvent)… ?

Général Daniel Schaeffer : En 1976, à la mort de Mao, la situation économique chinoise est catastrophique. En 1979, lorsque Deng Xiaoping prend le pouvoir, il lance sa politique de modernisation et fait largement appel à l’Occident qui accourt pour faire des affaires. Les premières années ont été très fructueuses pour les compagnies occidentales. Mais au fur et à mesure des progrès en Chine, notamment sur le plan technologique, celle-ci présente des exigences toujours plus fortes en termes de cessions de technologies et les sociétés continuent à répondre dans la perspective de continuer à faire de substantiels bénéfices. Ça c’est au niveau des sociétés, et lorsqu’elles crient que les Chinois viennent leur voler leurs technologies, c’est de leur faute. Elles n’ont qu’à prendre les dispositions nécessaires pour éviter les transferts non voulus : mieux négocier les contrats, savoir rompre les négociations quand cela s’avère nécessaire, prendre les mesures de protection du patrimoine technologique de l’entreprise. Ça demande un peu de travail, de volonté et de cohésion dans l’entreprise.

Au niveau européen, nous nous laissons impressionner par les Chinois et nous n’avons pas de courage suffisant pour nous opposer à eux quand négociations ou propositions vont dans un sens contraire à nos intérêts. L’Europe, dans certains cas, a bien eu des velléités de vouloir montrer quelques volontés pour défendre sa politique commerciale en demandant l’arbitrage de l’Organisation mondiale du commerce mais cela s’est souvent terminé par des compromis non satisfaisants, bancals. Si un jour, on peut toujours rêver, nous décidions d’adopter, sur le plan économique, une attitude équivalente à celle de Trump, peut-être que les choses pourraient changer. Avec des contrecoups évidemment, mais il faudrait avoir la capacité de les assumer. Cela nécessiterait un énorme chantier de réflexion et de prises communes de décision. Mais là aussi chaque Européen voyant midi à sa porte, la Chine a encore devant elle beaucoup de velours sur lequel jouer à son avantage.

En ce sens il faudra voir quels seront les actes concrets qui devraient découler de la décision européenne de mettre sur pied un système de contrôle des investissements étrangers pour protéger nos entreprises stratégiques. En effet, au début de 2019, l’Union européenne s’est doté « d’outils de filtrage des investissements étrangers ». On ne peut que saluer une telle initiative. Mais ce n’est pas le tout de se doter d’outils. Il faut les utiliser. L’ont-ils été, ou sont-ils en cours de l’être, depuis les annonces du mois d’avril ? Nous aimerions bien savoir où cela en est, preuves concrètes à l’appui.

Pour prolonger sur ce sujet des investissements stratégiques, les Chinois ne semblent pas encore, à ma connaissance, avoir de visées sur les Aéroports de Paris, plateforme stratégique par excellence. Et sur ce point je pense que là nous devons saluer la grande sagesse du Conseil constitutionnel d’avoir validé le 9 mai le projet de référendum d’initiative partagée contre la privatisation. Les débats à ce propos restent consternants puisqu’ils se font tous au travers des seules lorgnettes françaises ou presque. Avec un peu de recul et en prenant conscience de l’ambition qui sous-tend le programme chinois des nouvelles routes de la soie, les Aéroports de Paris leur offriraient une plateforme stratégique de premier ordre, et notre souveraineté nationale s’en trouverait occultée, au moins en partie.

Propos recueillis par YV

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