Asie du Sud-Est : Tectonique géopolitique dans le bassin du Mékong – Deuxième partie. Le jeu des infrastructures – II – L’infrastructure classique : les trois couloirs ferroviaires

Asie du Sud-Est : Tectonique géopolitique dans le bassin du Mékong

Deuxième partie. Le jeu des infrastructures

Rémi Perelman, Asie21

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II – L’infrastructure classique : les trois couloirs ferroviaires

 

les trois couloirs ferroviaires
les trois couloirs ferroviaires du Mékong

 

 

1) Le couloir birman ou route de l’Ouest

Ce couloir comporte essentiellement trois segments majeurs, noués à Mandalay :

– Mandalay-Lashio-Muse/Ruili 

– Mandalay-Kyaukphyu

– Mandalay- Naypyidaw-Rangoun

 

Mandalay-Lashio-Muse/Ruili : la liaison entre la Birmanie et la Chine

Nb. Muse en Birmanie et Ruili en Chine, reliées par un pont sur la rivière Shweli marquant la frontière entre les deux pays, forment une même agglomération.

L’ancien segment de voie existant entre Mandalay et Lashio, inadapté aujourd’hui, devrait être remplacé par une voie au gabarit standard supportant une vitesse de 160 km/h, prolongé jusqu’à Muse selon un nouveau tracé de 431 km et relié au réseau ferroviaire chinois à la ville frontalière de Ruili. Le coût est évalué à 8,9 milliards de dollars. L’étude de faisabilité a été confiée en octobre 2019 par la Myanma Railways au China Railway Eryuan Engineering Group (CREEG, anciennement China Railway Group Ltd.) qui la finance intégralement, durée prévue : 18 mois. U Win Khant, secrétaire permanent du ministère birman des Transports et des Communications a précisé que l’exécution des travaux – électrification notamment – et la fourniture des équipement fixes et roulants fera l’objet d’appels d’offres internationaux. Une nouvelle gare principale devrait être construite dans le canton de Peleik, à une demi-heure de Mandalay. Cette voie, qui permettrait d’exporter le bois précieux et les minerais vers la Chine traversera des zones de conflit armé de l’État Shan.

Mandalay-Kyaukphyu, prolongement de la précédente jusqu’au golfe du Bengale

Ce projet objet d’un mémorandum avec la China Railway Engineering Corporation en 2011, suspendu en 2014 par les autorités birmanes, a repris vie le 10 janvier 2021, la Birmanie et la Chine ayant signé un protocole d’accord pour commencer l’étude de faisabilité du projet de chemin de fer Mandalay-Kyaukphyu d’une durée de 18 mois. La liaison ferrée entre Kunming et Kyaukphyu sur 1 474 km, financé par la Chine dans le cadre de l’Initiative des Nouvelles Routes de la soie (corridor économique Chine-Myanmar, CMEC, 20 milliards d’investissement), s’intègrera dans la section du corridor de transport Asie du Sud du TAR (encadré).

La China International Trust and Investment Corporation (CITIC) gère sur la petite île de Ma Day Kyun, adjacente de celle de Ramree où se situe la ville de Kyaukphyu, le développement d’un ensemble comprenant un port en eau profonde, les installations de départ d’un gazoduc et d’un oléoduc de 1 420 km dont 793 kilomètres en Birmanie aboutissant à Kunming – en service : gazoduc : 2014, 33 millions de m3/j, 22% env. des importations chinoises ; oléoduc depuis 2017 ; 400 000 barils de pétrole/j, 5% env. des importations chinoises –, et une zone économique spéciale de 17 km²).

Mandalay- Naypyidaw-Rangoun, axe central du pays et lien avec la Thaïlande

Cette voie ferrée d’une longueur de 620 km constitue l’axe central du pays, reliant la capitale aux deux principales villes commerciales de Birmanie, Rangoun, l’ancienne capitale et Mandalay.

Le financement de sa réhabilitation (travaux de voie, de génie civil, de ponts, de gare et de tous les équipements de signalisation et de communication) repose sur des prêts accordés par l’Agence japonaise de coopération internationale (JICA) pour un total de 797,9 millions de dollars.

La réalisation du projet s’effectue en deux phases.

– La phase I, Rangoun-Taungoo, 267 km, engagée en 2018 devrait être achevée en 2023. Elle est décomposée en trois sections. L’appel d’offres pour la réalisation de la première section de 71 km entre le quartier central de Rangoun de Pazundaung et Bago (ou Pégou) a été remporté par le consortium Sumitomo-Fujita-Nippon Signal. La joint-venture Tekken-RN sera responsable de la deuxième section Bago-Nyaunglaypin ; Tokyu est le maître d’œuvre de la troisième section Nyaunglaypin-Toungoo. La sous-traitance est confiée à des entreprises birmanes.

– La phase II, Taungoo-Mandalay, 353 km, engagée en 2019 devrait être achevée en 2025.

Après les travaux, le temps de trajet entre Rangoun et Mandalay passera de 14 à 8 heures.

Nb. Une société suisse – dont le nom n’est pas divulgué – a été appelée par la Myanma Railways comme vérificateur des études de faisabilité en matière technique, écologique et financière. Selon le responsable du ministère birman des Transports et des Communications, ce conseiller « analysera en particulier si le coût [tel que calculé par la partie chinoise] a du sens… et examinera également s’il y a quelque chose de mauvais pour la partie birmane. »

2) Le couloir lao-thaïlandais ou route centrale

 La réalisation de cette voie ferrée, destinée à relier à terme Kunming à Singapour par une ligne de chemin de fer moderne, s’inscrit dans le corridor de transport Asie du Sud-Est du TAR (encadré).

L’achèvement simultané, en décembre 2021, des deux segments les plus difficiles à réaliser de son tracé, compte tenu du relief accidenté des régions traversées, notamment celui du Laos, truffé en outre de bombes non explosées de la guerre du Vietnam entre 1964 et 1973 (on estime aujourd’hui que près de 80 millions de sous-munitions* n’ont pas explosé à l’impact, en constitue une étape essentielle car elle ouvre l’Asie du Sud-Est au réseau ferroviaire chinois. Ces deux segments courent respectivement en Chine et au Laos avant de traverser le Mékong pour déboucher en Thaïlande.

Résultat attendu : voyager de Kunming à Singapour prendra 30 heures en 2022 et 18 heures une fois terminé en 2040, alors pour aller seulement de Vientiane à Singapour prenait 80 heures en janvier 2019 !

*Une bombe à sous-munitions se présente comme un conteneur rempli de mini-bombes explosives, appelées « sous-munitions »)

En Chine.

La gare de Kunming, au sud du centre-ville, est reliée depuis 2017 à la nouvelle gare dite de Kunming-Sud, la principale gare des trains à grande vitesse, située en fait à Yuxi, à 50 km au sud de la capitale provinciale du Yunnan. Cette gare est la tête de la ligne Yuxi-Mohan dite ligne « Yumo » de 507 km au gabarit standard. À la frontière, Mohan, ville du sud du Yunnan, et Boten au Laos, sont distantes de moins de 10 km. Les travaux de construction ont commencé en septembre 2015 et devraient s’achever en 2022. La voie, électrifiée, est double de Yuxi à Jinghong et réduite ensuite à une voie de jusqu’à Mohan. Un centre logistique ferroviaire a été construit à Mohan. À la vitesse – maximale – de 160 km/h, le temps de trajet de Kunming à Mohan a été réduit de 9 à 5 heures.

Au Laos.

Du nord au sud, le segment chinois Kunming-Yuxi-Mohan est raccordé à la frontière laotienne à la voie ferrée électrifiée Boten-Luang Prabang-Vientiane, 421 km. La durée des négociation – 16 ans – a tenu au cumul d’un scandale de corruption côté chinois et de l’obstacle du financement demandé au Laos, environ 5,95 milliards de dollars, soit près de la moitié de son produit intérieur brut. Le financement a été assuré par un emprunt du gouvernement lao auprès de la Banque d’import-export de Chine de 3,6 milliards de dollars ; 2,4 milliards de dollars financés par la Lao-China Railway Company, une coentreprise entre les deux pays, constituée pour construire et exploiter le chemin de fer et dont 30 % du capital est détenu par le gouvernement laotien. Elle espère réaliser un bénéfice de 4,35 %/an sur l’investissement initial. Les tarifs seront la moitié du prix du transport routier. Qui payera si la coentreprise perd de l’argent est un secret.

Mêlé à la discussion financière, les exigences de la partie chinoise en matière foncière ont mis sur la table un second sujet de désaccord au moment de signer l’accord initial de 2010 : des concessions foncières abusives aux yeux de l’autorité laotienne devaient être offertes de chaque côté de la voie pour créer des zones économiques et d’urbanisation. L’accord foncier s’est fait sur la base suivante : le terrain – une bande de 5 mètres de largeur le long de la voie et 3 km² pour chacune des 32 stations ainsi qu’un complexe de fret et de logistique – sera fourni gratuitement pendant la période de construction, puis renégocié une fois la construction terminée, en 2022. En définitive, les travaux n’ont pu commencer que le 25 décembre 2016 pour s’achever après cinq ans de travaux, la ligne ayant été inaugurée le 3 décembre 2021.

Cette ligne à voie unique au gabarit standard court désormais sur 421 ou 414 km selon les sources. Surmonter l’obstacle du relief a nécessité le forage de 75 tunnels – longueur cumulée : 198 km, 47 % du tracé – et la construction de 167 viaducs et ponts – 61 km, 15 %. Le Laos est le premier pays à se connecter au réseau ferroviaire chinois en utilisant la technologie à la norme chinoise GB Grade 1.

Qualifiée de ligne à grande vitesse – en principe comprise entre 240 et 380 km/h – la vitesse maximale de cette voie nouvelle n’est cependant que de 120 km/h pour le fret et de 160 km/h pour les trains de passagers.

Depuis 2009, deux fois par jour, un train, franchissant le Mékong par le pont dit de « l’amitié lao-thaïlandaise » – à usage routier et ferroviaire au gabarit de 1 m, long de 1 170 m, en service depuis 1994 – relie sur 4 km la ville frontalière thaïlandaise de Nong Khai à son homologue laotienne Thanaleng qui lui fait face, à 16 km de Vientiane. La gare de Thanaleng est ouverte depuis le 5 mars 2009. Un pont en construction, résultant d’un accord tripartite (Chine, Laos, Thaïlande) signé à Pékin, lors du sommet de la Ceinture et la Route (25 au 27 avril 2019) assurera le franchissement ferroviaire du fleuve en site propre par la nouvelle ligne. Son achèvement est prévu en 2023. D’ores et déjà, la Thaïlande a investi dans un port sec à Vientiane, qui ouvrira bientôt, pour faciliter le fret par camion.

En cas d’éventuelle difficultés avec la Thaïlande, il serait possible à la Chine de se ménager, à partir de Thanaleng, un passage à l’ouest de la cordillère annamitique à travers le territoire ami du Laos et du Cambodge pour atteindre le port de Sihanoukville (voir Cambodge ci-après).

Bien que payée par le Laos, la voie ferrée lui sera moins utile qu’à la Chine et aux pays de l’aval, notamment à la Thaïlande : selon une étude récente de l’Université Thammasat (Bangkok) et l’Organisation japonaise du commerce extérieur, 31 % des avantages économiques des projets d’infrastructure reviendraient à la Chine, 8 % à la Thaïlande et seulement 1 % au Laos (faible population de 6,8 millions d’habitants et peu d’exportations à l’exception de l’hydroélectricité). On peut prédire que le fret sera du bois précieux et minerai importés par la Chine et que les trains de passagers seront une aubaine pour les touristes chinois se rendant au sud. Par ailleurs, cette étude pointe les conséquences sociales de la ligne, à laquelle ont travaillé environ 30 000 travailleurs chinois. Il y a une forte probabilité pour qu’une proportion notable d’entre eux restent au Laos, devenant commerçants voire entrepreneurs, devenant une masse d’appui pour la politique expansionniste de Pékin. Mais le Laos est un pays d’accueil et d’espace ouvert, qui a déjà accueilli de nombreux immigrants vietnamiens, venus après la guerre du Vietnam et se sont installés pacifiquement

En Thaïlande

Actuellement, la ligne actuelle du Nord-Est, à voie unique et au gabarit métrique, relie Nong Kai, sur la rive thaïlandaise du Mékong, au golfe de Thaïlande. Elle a été mise en service par tronçon entre 1907 (Bangkok-Nakhon Ratchasima) et 1958 (Nakhon Ratchasima-Nong Khai).

Sa modernisation (voie double au gabarit standard, autorisant une vitesse de 160 km/h) est envisagée selon quatre sections totalisant 625,5 km jusqu’à Bangkok, et 873 jusqu’aux ports :

1- Bangkok -Kaeng Khoi, 133 km,

2- Kaeng Khoi-Map Ta Phut, 246,5 km,

3- Kaeng Khoi-Nakhon Ratchasima, 138,5 km,

4- Nakhon Ratchasima-Nong Khai – ville frontalière, 355 km.

La continuité avec la ligne dite « Vientiane-Kunming » doit être assurée par un segment de raccordement de quelque 4 km entre Nong Khai et Thanaleng sur la rive laotienne en empruntant le pont en construction sur le Mékong.

 

Les péripéties du projet Bangkok-Nong Khai (frontière avec le Laos)

Le parlement thaïlandais a pris en considération ce projet dès 2010 sous un gouvernement dirigé par le Parti démocrate. À l’époque, Pékin avait indiqué qu’il assumerait la plupart des investissements, à la fois pour accélérer le commerce régional dans le cadre de l’accord de libre-échange ASEAN-Chine, pour présenter à la région sa capacité à construire des trains à grande vitesse et répondre à la demande du tourisme chinois (plus de huit millions de touristes chinois se sont rendus en Thaïlande en 2015, en partie grâce aux nouvelles liaisons routières).

En mai 2014, les discussions entre la Thaïlande et la Chine, interrompues un moment par un coup d’État en Thaïlande, ont repris pour déboucher sur un protocole d’accord en novembre 2014 : la Thaïlande et la Chine sont convenues de construire ensemble la partie thaïlandaise du chemin de fer transnational reliant Kunming au golfe de Thaïlande, ouvrant deux ans de négociations (coût total, partage des investissements, taux d’intérêt sur les prêts concessionnels, droits de développement sur les  terrains, dépôts et gares le long de la ligne).

En novembre 2014, la Chine accepte de prêter des fonds à la Thaïlande pour construire des chemins de fer à moyenne vitesse à double voie standard sur les lignes Bangkok-Nong Khai, Bangkok-Map Ta Phut et Kaeng Khoi. Les prêts sont remboursables en riz et caoutchouc.

En 2015, une coentreprise est créée pour gérer le projet. Les rôles sont ainsi répartis : à la Chine reviennent les études de faisabilité, la conception du système, la construction des tunnels et des ponts et de la pose des voies, puis l’exploitation et la maintenance du système pendant les trois premières années du service tandis que la Thaïlande mènera des études d’impact social et environnemental, expropriera des terrains à des fins de construction, s’occupera du génie civil général et de l’alimentation électrique et fournira des matériaux de construction. Les deux pays se partageront la responsabilité du fonctionnement de la troisième à la septième année. Ensuite, la Thaïlande en deviendra la seule responsable, la Chine conservant un rôle de conseil et de formation pour l’exploitation et la maintenance.

Mais le 23 mars 2016, la junte au pouvoir à Bangkok décide que c’est à la Thaïlande d’assumer seule la maîtrise d’ouvrage et le financement mais sur une partie réduite du projet initial – le segment Bangkok-Nakorn Ratchasima –, laissant un hiatus de quelque 360 kilomètres entre cette ville et la frontière du Laos. Les raisons de ce revirement spectaculaire ne semblent pas avoir été clairement élucidées faute d’explication officielle. Les hypothèses de différents analystes font l’objet de l’encadré 2.

Les travaux ont été engagés le 21 décembre 2017 (avec une première section de 3,5 km) pour transformer cette ligne en voie ferrée moderne à double voie et gabarit standard sur son segment sud Nakhon Ratchasima-Bangkok, 271 km, la vitesse des convois sera de l’ordre de 180 km/h (maximum : 250 km/h) ; les trains de marchandises circuleront à 120 km/h.[3]. L’achèvement de ce segment est annoncé pour 2026-2027.

Encadré 9. La Thaïlande modifie radicalement un accord avec Pékin

Depuis 2014, la Thaïlande et la Chine sont engagées dans une série de laborieuses négociations bilatérales en vue de construire une nouvelle liaison ferrée destinée à raccorder Bangkok au réseau chinois via le Laos* lorsque le 23 mars 2016, le général Prayut Chan-o-cha, chef de la junte au pouvoir et Premier ministre de Thaïlande, annonce ex-abrupto que son gouvernement 1) s’en tiendrait à la première phase du projet initial, le segment Bangkok-Nakorn Ratchasima, 2) ne contracterait pas l’emprunt à 2 % d’intérêts offert par la Chine, 3) financerait les 5,32 milliards de dollars, montant du projet réduit et 4) n’évoque la seconde phase.

* voie ferrée de 867 km séparant Bangkok de la frontière du Laos, pour un montant de 9,7 milliards de dollars environ. Nb. On trouvera d’autres chiffres pour la distance, son estimation variant selon les sources, l’époque de celles-ci et l’évolution du projet.

Parallèlement à l’accord ferroviaire, la Chine avait également accepté d’acheter à la Thaïlande deux millions de tonnes de riz et 200 000 tonnes de caoutchouc. C’est l’accord sur le caoutchouc qui aurait causé un problème dans les accords ferroviaires. Selon le ministre thaïlandais des Transports, la Chine aurait demandé de modifier les conditions de cet accord, bouleversant Bangkok et censément suspendre la signature de l’accord ferroviaire prévue pour le 3 décembre.

Sans doute le gouvernement thaïlandais – outre le fait qu’il peut lever des capitaux sur le marché obligataire local où les obligations à dix ans se négocient à 1,8 % – escomptait-il reprendre ultérieurement avec Pékin les négociations financières en meilleure position : en effet, sans ce chaînon manquant, les segments récemment construits entre Kunming et la frontière avec le Laos et entre celle-ci et la frontière de la Thaïlande, n’auraient pas de sens. En outre, a-t-il considéré que le fardeau financier ne devrait pas incomber entièrement à la Thaïlande, la Chine ayant plus à gagner économiquement et stratégiquement du lien.

 

Mais d’autres explications, non exclusives les unes des autres, ont été émises à la suite de cette annonce surprise. Faute d’explications officielles satisfaisantes – la presse locale ayant benoîtement présenté cette décision comme une « protection des intérêts nationaux » – il convient de les qualifier d’hypothèses. L’analyse la plus complète en est fournie par Shawn W. Crispin dans son article du The Diplomat du 1er avril 2016, résumée ci-après. En fait, la sidération provoquée par cette annonce a soulevé une vague de critiques et révélé des préoccupations les plus diverses, symptomatiques de l’opinion publique thaïlandaise tant au sujet de l’action gouvernementale que des relations avec la Chine. Il en résulte une liste à la Prévert.

Ainsi, par cette volte-face, le gouvernement thaïlandais aurait voulu répondre aux reproches de ses critiques. Il aurait mal joué son rôle à plusieurs titres. Prayut aurait dû parler de leader à leader, plutôt que de négocier directement avec l’association China Railway International-China Railway Design Corporation, des sociétés d’État certes, mais à but lucratif. Certains s’inquiètent du fait que la State Railway Authority (thaïlandaise), largement considérée comme l’entreprise publique la plus dysfonctionnelle du pays, dirigera la construction du projet. Le financement de la première tranche a été sous-évalué, probablement pour mieux passer. Le gouvernement aurait mieux fait d’affecter les sommes en jeu à la modernisation des voies existantes plutôt qu’à cette voie nouvelle : un transport de fret plus efficace aurait bénéficié au commerce. Sachant le prix qu’y mettait Pékin, il aurait dû négocier plus durement. Une critique plus politique : la junte, soucieuse de compenser l’isolement que lui vaut ses atteintes aux principes démocratiques par la recherche du soutien diplomatique et stratégique de Pékin s’est mise en position de faiblesse vis-à-vis de la Chine.

 

Ce lot de critiques mis à part, la réticence de la Chine à réduire ses prétentions en matière de coût, de taux d’intérêt et de droits fonciers révèle l’évolution de sa position : plutôt que d’investir pour obtenir des avantages politiques et géostratégiques, Pékin a simplement besoin d’en tirer un bénéfice financier.

En effet, la Chine va, paradoxe apparent, trouver des avantages à la situation créée par cette rupture : la ligne tronquée continue à reposer sur ses ingénieurs, ses entreprises d’équipement et de construction, en donnant à celles-ci des contrats de construction sans risque d’investissement sous-jacent ni surtout, sans appel d’offres : les marchés sont passés de gré à gré, sans appel à la concurrence. Entre septembre 2017 et mars 2021, la Thaïlande aura ainsi versé 2,78 milliards de dollars aux sociétés chinoises.

Bien que le chemin de fer, ait été considéré comme symbolique du virage de la Thaïlande de l’Occident vers la Chine après le coup d’État de 2014, l’incapacité à se réconcilier avec elle sur un projet si central pour la crédibilité du plan économique stratégique à 20 ans de la junte fait douter de la solidité de sa supposée relation spéciale avec Pékin. L’opinion publique thaïlandaise craint de voir arriver, par route ou fer, des vagues migratoires chinoise au cas où la santé économique de la Chine fléchirait.

Nb. Deux ans après, en Malaisie, trois projets majeurs d’infrastructures conclus avec la Chine (L’East Coast Rail Link (ECRL), voie ferrée de 688 km reliant la frontière thaïlandaise à Kuala Lumpur – 20 milliards de dollars – et deux conduites de gaz sur l’île de Bornéo) se verront annulés en avril 2019, avant d’être durement renégociés pour un tracé plus court de 40 km et une réduction de 32,8 % par rapport au coût initial.

La nouvelle gare de Bangkok, Bang Sue Grand Station, située au nord de l’agglomération, dans le quartier du grand marché de Chatuchak, est désormais le nouveau hub ferroviaire de la Thaïlande et terminus de tous les services ferroviaires longue distance au départ de la capitale. Le service commercial est effectif depuis novembre 2021.

Au sud de Bangkok, la modernisation de la liaison est prolongée au sud de Bangkok vers les ports de Map Ta Phut et Laem Chabang, premier port du pays, le 20e port à conteneurs le plus fréquenté au monde disposant d’un important complexe industrialo-portuaire.

De Bangkok à Singapour, soit la moitié sud du réseau, les lignes sont opérationnelles depuis 1918 et devraient être modernisées

En résumé :

La première phase de la ligne, le segment sud, doté de six gares : Bangkok Bang Sue, Don Mueang, Ayutthaya, Saraburi, Pak Chong et Nakhon Ratchasima, devrait théoriquement entrer en service en 2025.

Dans un second temps le gouvernement envisage la signature de quatre contrats destinés à mettre en œuvre la prolongation du segment nord, de Nakhon Ratchasima à Nong Khai. Les appels d’offres seraient lancés fin 2021 en vue d’une entrée en service du segment nord Bangkok-Nong Khai – à environ 4 km du Laos, soit la traversée du Mékong jusqu’à Thanaleng après construction du nouveau pont – au plus tard en 2030.

 

Encadré 10. Yunnan-Laos-Cambodge, couloir potentiel vers la mer de Chine du Sud

Hors Plan. Laos-Cambodge, possible couloir supplémentaire vers la mer de Chine du Sud

La voie centrale permettra à la Chine de rejoindre la mer du Chine du Sud via le golfe de Thaïlande. La voie orientale également, mais les relations sino-vietnamiennes sont rugueuses. Deux raisons au moins pourrait conduire la Chine à rechercher une troisième voie : le souci de la discrétion et la volonté de passer malgré les obstacles, qu’ils tiennent aux relations diplomatiques ou à la congestion du trafic ferroviaire.

Le chemin terrestre le plus sûr que Pékin pourrait se frayer du Yunnan à la mer de Chine du Sud traverserait deux pays qui n’ont rien à lui refuser : le Laos et le Cambodge avec ses ports en eau profonde de Sihanoukville et de Dara Sakor. Ces ports ont une grande valeur stratégique pour la Chine, tant à l’égard de l’Est, où elle bétonne et arme certains îlots, que vers l’Ouest, le jour où le canal de Kra sera devenu réalité. Pour une Chine en train de se doter d’une force navale de haute mer, y disposer de facilités, voire plus, serait un atout enviable pour elle comme une source d’appréhension pour ses adversaires.

Depuis soixante ans, le Cambodge est l’un des pays alliés les plus proches de la Chine et son soutien indéfectible face aux critiques occidentales. Son Premier ministre, Hun Sen, est un sino-khmer notable, partisan enthousiaste de l’Initiative des nouvelles Route de la soie (BRI), l’un des tout premiers. Cinq quotidiens cambodgiens sont en langue chinoise (3 en anglais). En retour, Pékin, parmi d’autres, prodigue des milliards de dollars d’aide à ce pays classé comme « moins avancé ».

Quant au Laos, une frontière poreuse, l’existence d’influentes communautés urbaines chinoises, pépinières d’acteurs majeurs de la vie économique du pays et la crise financière et économique de 1997 sont autant de facteurs favorables à l’activisme diplomatique intense Pékin et à son entrisme dans ce pays. Le souhait de ne pas dépendre excessivement du « grand frère » vietnamien avait conduit le Laos à choisir la Thaïlande comme partenaire économique majeur, mais l’affaiblissement de celle-ci l’a amené à transférer ce rôle à la Chine, ce qui donne à ses relations avec Pékin la coloration d’une complicité plus ou moins contrainte.

Venant de Kunming, ce couloir ferroviaire se dirigerait vers l’est en restant sur la rive gauche du Mékong. Au lieu de rendre la direction de Bangkok comme la voie centrale, son tracé emprunterait de Vientiane à Thakhek l’un des segments de la voie ferrée (555 km par le col frontalier de Mu Gia) qui se profile entre Vientiane et le port vietnamien de Vung Ang (province de Ha Tinh). Les trains devraient y circuler jusqu’à 120 km/h. Son étude de faisabilité a bénéficié de l’aide financière de l’Agence coréenne de coopération internationale (3 millions de dollars pour l’étude et la formation du personnel, 2015-2018). Dès 2017, le projet a été déclaré viable pour un coût estimé supérieur à 5 milliards de dollars. Chaque pays s’est engagé à financer et à construire sa propre section – 452 km au Laos et 103 km au Vietnam.

En 2019, un consortium indonésien, l’Indonesia Railway Development Consortium (comprenant le constructeur ferroviaire d’État indonésien INKA, la Compagnie des chemins de fer indonésiens, Len Industri, société d’électronique, et l’entreprise Waskita Karya) a annoncé qu’il commencerait les travaux sur la section laotienne en 2021 pour un prix de 1,9 milliard de dollars. Le consortium a signé un accord de coopération avec la société vietnamienne HT Construction et PetroTrade au Laos. Les travaux devraient s’achever en 2024.

La construction de la section vietnamienne a été approuvée par le gouvernement de Hanoi le 27 octobre 2021.

Ce qui suit relève d’une hypothèse que Pékin pourrait avoir envisagé :

La construction d’une branche sud partant de Thakhek et empruntant la rive gauche du Mékong – où le relief ne présente pas d’obstacle majeur – en direction du Cambodge. Passant sur la rive droite du fleuve à la hauteur de Paksé et traversant le Cambodge, elle aboutirait à Sihanoukville et à son port en eau profonde. Ce port se verra en effet sérieusement amélioré au cours de la prochaine décennie, notamment grâce à l’aide japonaise (Détails : voir annexe Dara Sakor)

Petit rappel historique pour les Français

A l’extrême sud du Laos, sur le Mékong, dans la région de Si Phan Done (« Quatre mille îles »), une formation rocheuse barre le cours du Mékong et crée des chutes d’environ 15 m de dénivelée sur une largeur de plus de 10 km. Cet obstacle à la circulation fluviale avait, dès 1893, conduit l’administration coloniale française à construire une ligne de chemin de fer à voie métrique de 14 km, achevée en 1910, pour faciliter le transbordement de canonnières appelées à assurer, en amont, la protection de la frontière nouvellement établie entre le Siam et le Laos. Lors de la seconde guerre mondiale, elle a été utilisée un temps par les Japonais puis abandonnée faute de trafic.

3) Le couloir vietnamo-khmer ou route orientale

En Chine. De Kunming à Hekou/Lao Caï – le poste-frontière sino-vietnamien – en passant par Yuxi, la voie de chemin de fer au gabarit standard de 370 km, ouverte en 2014, accepte la vitesse de 120 km/h. Elle est raccordée au réseau vietnamien à Lao Caï.

Au Vietnam. Lao Caï-Hanoi. Une voie métrique de l’époque coloniale – en service depuis 1902 – relie la frontière à la capitale à la vitesse de 60 km/h. Modernisation prévue pour 2045. Prolongement jusqu’au port de Haiphong, 103 km prévu pour 2040.

Hanoi-Ho Chi Minh-Ville. La ligne de « Chemin de fer Nord-Sud », entre Hanoi et Ho Chi Minh-Ville, constitue l’épine dorsale ferroviaire du Vietnam, d’une longueur de 1 726/1 736 km* parcourus à la vitesse moyenne de 60, sinon 50 km/h. Construit à la fin du 19e siècle, ouvert en 1936, le réseau ferroviaire métrique vietnamien, non seulement vétuste, a été sérieusement endommagé durant les guerres successives qu’a connu l’Indochine, de 1946 à 1954, puis le Vietnam, de 1959 à 1975.

La Chine et les pays communistes, notamment l’URSS, ont contribué au financement de sa remise en état après la réunification des Nord et Sud-Vietnam. Mais ce sont des capitaux japonais qui ont soutenu la modernisation du Chemin de fer Nord-Sud à partir de 2002 avec une mise progressive à l’écartement standard et d’importants travaux de génie civil. À terme, la ligne devrait pouvoir être exploitée en grande vitesse.

* Pour Wikipédia cette longueur est de 1 736 km/h, mais 1 726 km pour La Global Construction Review (16 janvier 2019.

En 2010, l’Assemblée avait examiné le projet et conclu à l’impossibilité d’en assumer le coût de 56 milliards de dollars, soit 45 % du PIB à l’époque.

En 2016, financée en partie par le gouvernement japonais, une nouvelle étude de préfaisabilité et d’évaluation du gain attendu d’une ligne modernisée pour l’économie vietnamienne et la capacité du pays à la financer montrait que, compte tenu de la croissance économique rapide du pays, la réalisation du projet était devenue réaliste.

Le 27 octobre 2021, le Premier ministre du Vietnam a approuvé le schéma directeur du réseau ferroviaire pour la période 2021-2030, avec une vision à l’horizon 2050. Ce schéma comprend un programme de construction et de modernisation de plusieurs voies ferrées cumulant une longueur totale de 4 800 km au cours des 10 prochaines années (10,5 milliards de dollars) ainsi qu’un programme d’extension du réseau à 6 354 km d’ici à 2050. La priorité est donnée à l’itinéraire Nord-Sud, 1 545 km, appelé à devenir une voie double à grande vitesse en site propre, au gabarit international, qui reliera Hanoï et Ho Chi Minh-Ville en six heures et demie – au lieu de 30 – à la vitesse commerciale de 250 km/h. Après la période initiale d’études et de résolution des acquisitions foncières, la construction de la ligne devrait débuter en 2028 à partir de ses deux extrémités : une section de Hanoi à Vinh, 280 km, et de Ho Chi Minh-Ville à Nha Trang, 360 km, pour un coût total de 4,93 milliards de dollars. Le Nikkei Asian Review rapporte que ces deux sections pourraient être progressivement mises en service dès 2030. Le financement de la partie centrale de la ligne, Vinh-Nha Trang, devrait provenir des revenus tirés des deux premières sections. L’ensemble de la ligne pourrait être achevé en 2045. La construction d’une nouvelle ligne Lao Cai-Haiphong par Hanoi est attendu pour 2050. De même un prolongement de Bien Hoa (agglomération de  Ho Chi Minh-Ville) au port de Vung Tau, 84 km est envisagé.

Les anciennes voies métriques ne seront pas démantelées mais exclusivement utilisées pour le transport de marchandises.

L’État, qui devrait fournir 80 % du financement, devrait recourir à un partenariat public-privé (PPP). L’Autorité des chemins de fer du Vietnam a fait appel à l’investissement étranger dans ces projets sous forme de financement en capital, de coopération ou de transfert de technologie, de coentreprises, d’apport de capital et d’achat d’actions.

Du Vietnam au Cambodge

La liaison ferroviaire de Ho Chi Minh-Ville à Phnom Penh

Aucun chemin de fer n’a été construit entre ces deux villes à l’époque coloniale. Évoqué pour la première fois en 2009, le projet d’une liaison ferrée entre la capitale du Cambodge et la frontière vietnamienne a fait l’objet d’une étude de faisabilité financée par le gouvernement cambodgien et China Railway Group.

Ce projet d’une voie métrique de 250 km aurait relié Phnom Penh à Snuol, proche de la ville vietnamienne de Lôc Ninh pour y rejoindre la voie de chemin de fer de 162 km allant à Ho Chi Minh-Ville. Encore dans les cartons en 2015, ce projet est repris en 2018, mais cette fois en passant par le poste-frontière de Bavet/Moc Bai. L’accord a été renouvelé en 2020. Il est en cours de réexamen. Le coût de la construction est estimé à environ 600 millions de dollars et le gouvernement chinois devrait financer la majeure partie de la construction.

Du Cambodge à la Thaïlande

La voie ferrée de Phnom Penh à Poipet à côté du bourg d’Aranyaprathet à la frontière thaïlandaise, voie métrique de 400 km environ, autorisant une vitesse de 90 km/h, détruite en 1973 pendant la guerre civile cambodgienne entre forces royales et khmers rouges (1967-1975), a été reconstruite et entrée en service en avril 2019. Sa jonction avec le réseau thaïlandais permet d’atteindre Bangkok par une voie – ouverte en 1907 – de 261 km à la vitesse de 100 km/h environ.

Un pas de côté : corridor économique Chine-Pakistan

  • La descente vers le sud par le bassin du Mékong qui vient d’être évoquée complètera (ou, le cas échéant, remplacera) la poussée parallèle que Pékin s’efforce de concrétiser à travers le territoire du Pakistan avec son corridor économique, un projet-phare rattaché au programme des Routes de la soie. Destiné à relier la province du Xinjiang au port de Gwadar sur l’océan Indien, l’avancement de ce corridor est actuellement freiné par l’hostilité déclarée de la population irrédentiste du Baloutchistan, l’une des quatre provinces fédérées du Pakistan.
  • Ce double mouvement vers le sud, susceptible d’être accompagné par une présence navale qui pourrait devenir permanente et appuyé sur le port sri-lankais de Hambantota (loué à la Chine pour une période de 99 ans depuis 2017), procède vraisemblablement de la volonté de Pékin d’encadrer l’Inde, ce rival aux relations fréquemment conflictuelles dont la démographie plus dynamique que celle de la Chine est pour elle à long terme un danger vital.