Asie du Sud-Est : Tectonique géopolitique dans le bassin du Mékong – Deuxième partie. Le jeu des infrastructures – I – La Chine descend vers le sud

Asie du Sud-Est : Tectonique géopolitique dans le bassin du Mékong

DEUXIÈME PARTIE

LE JEU DES INFRASTRUCTURES (ferroviaires)

***

 

 I – La Chine descend vers le sud

Comme les fleuves nés dans l’Himalaya, depuis la lointaine antiquité, les peuples sont descendus vers le sud. Leurs langues en témoignent. Il n’est pas étonnant que la Chine contemporaine se considère en terrain familier dans les diasporas sino-thaïe, sino-khmère ou sino-laotienne. Une perméabilité procédant du caractère transnational de nombreux groupes ethniques de cette région montagneuse et éloignée des grands centres prévaut à l’échelle séculaire. À partir du XIIIe siècle, la lente migration des groupes ethniques de la Chine méridionale participe au peuplement de la Thaïlande (où ils représentaient 14 % de la population en 2010) et du Laos (de nombreuses minorités du Laos habitent à cheval sur plusieurs frontières) ; au XVIIe siècle, les seigneurs Nguyen autorisent les militaires chinois à s’installer dans le delta du Mékong, une façon de tenir les Khmers à distance… Et si depuis septembre 2020, la Chine a entamé la construction de murs de clôture sur sa frontière avec la Birmanie, le Laos et le Vietnam, il s’agit d’un fait conjoncturel : freiner le départ de ses citoyens recherchant du travail ou fuyant la pandémie. La tendance générale est à la décroissance lente de la proportion de population décomptée comme chinoise dans la population générale des pays du Mékong, qui, elle, est en forte augmentation.

Encadré 7.        Population chinoise dans les pays du Mékong

 

1947

1990

2010

Sources

Pop. totale*(million)

61,359

181,678

226,530

Banque mondiale

Pop. chinoise

3,650

9,960

9,946

IRASEC**

%

5,948

5,482

4,388

 

* Thaïlande, Vietnam, Birmanie, Cambodge, Laos.

** D. Tan, C. Grillot, L’Asie du Sud-Est dans le « Siècle chinois », Irasec, Bangkok, 2014.,36

 1) Le pivot du Yunnan

Désigné par Pékin comme tête de pont de la Chine vers l’Asie du Sud-Est en 1992, le Yunnan constitue le pivot du renforcement de l’influence chinoise dans le bassin du Mékong – de même que le Xinjiang en direction de l’Asie centrale et du Pakistan.

Depuis la fin des années 1990, le réseau ferroviaire du Yunnan a été considérablement modernisé – électrification en particulier – pour augmenter sa capacité de transport et étendre son réseau ferroviaire provincial vers les pays voisins de l’Asie du Sud-Est.

La Chine est devenue le principal investisseur et donateur de plusieurs pays d’Asie du Sud-Est, dont le Cambodge. Elle s’assure ainsi du soutien de ce dernier comme celui du Laos dans les forums internationaux où elle a des différends avec d’autres pays de la région, notamment au sujet de ses ambitions en mer de Chine méridionale. Quant aux infrastructures ferroviaires, les plus coûteuses, mais aussi les plus structurantes pour l’avenir, le financement chinois dispensé dans le cadre des Nouvelles Routes de la soie permet la réalisation de plans de transport prévus de longue date (Cf. CESAP, 2006).

 2) Le réseau ferroviaire chinois

Le sujet du chemin de fer chinois, très documenté ne sera rappelé que comme l’outil « couteau suisse » dont Pékin se sert dans son plan d’expansion à portée multiple. Infrastructure lourde, sa planification réclame la prévision à long et moyen terme : décisions prise à toutes aux étapes majeures au sommet des États, études de terrain – dont choix du tracé, un sujet sensible, impact environnemental –, rentabilité, appels d’offres, recherche du financement, maîtrise foncière des terrains requis, travaux courants et de génie civil nécessaires au franchissement des obstacles naturels… Ce contexte donne au projet ferroviaire un caractère éminemment politique, à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’une ligne internationale. C’est un marqueur important d’engagement collectif, d’aménagement du territoire et de volonté d’expansion. Le réseau chinois dont la rapidité du développement a été spectaculaire, a bénéficié du facteur spécifique du régime autoritaire de Pékin, mais, à l’étranger, dépourvu de cette impérieuse incitation, la diversité des systèmes administratifs et juridiques, l’allongement des délais, voire les arrêts de chantier, rendent l’entreprise plus délicate à mener. À bien des égards, la proximité de la Chine et du Laos a permis, malgré la longueur des négociations nécessaires pour régler les conditions foncières – au départ léonines de la part de Pékin –, de mener à son terme la première voie qui traverse ce pays. Mais on observe qu’il n’en ira pas si facilement en Thaïlande ou en Malaisie sans même parler du Vietnam. La présence des entreprises japonaises, dont l’expertise est réputée, propose une sérieuse alternative.

3) La concurrence japonaise

Avant que la Chine ne vienne sur ce terrain, le Japon a été longtemps le premier fournisseur d’aide au développement et investisseur direct auprès des pays de l’ASEAN. Il se maintient dans la région, notamment au Vietnam et en Birmanie, malgré la forte pression chinoise. Il préside traditionnellement la très active Banque asiatique de développement. Tokyo considère la région du Mékong, située à proximité des deux grandes puissances régionales de l’Inde et de la Chine et des voies de navigation vitales en mer de Chine méridionale, comme géopolitiquement importante. Sur le plan économique, le Japon cherche à délocaliser certaines de ses entreprises vers les pays du Mékong (il s’investit largement dans les zones économiques spéciales) dont le marché pour ses produits est loin d’être négligeable. Quant aux infrastructures, la concurrence est rude. À l’offensive déclenchée avec les Nouvelles Routes de la soie, Tokyo a répliqué avec un « Partnership for Quality Infrastructure »), visant le respect des standards tels qu’imposés par les banques multilatérales.

Ainsi en Thaïlande, le projet d’une ligne de chemin de fer à grande vitesse de type Shinkansen, entre Bangkok et Chiang Mai, 670 km, à écartement standard, construite le long de l’actuelle ligne du Nord à écartement métrique, a été présenté pour la première fois en 2011. Le Japon en a proposé la construction en partenariat avec la Thaïlande. Une longue négociation financière s’est engagée en 2015 (la Thaïlande, souhaitait que le Japon investisse dans le chemin de fer, ce dernier ne s’en tenant qu’à une offre de prêts) pour se conclure par un protocole de coopération. À sa suite, le Japon a publié l’étude du projet en 2017. Celui-ci, en arrêt depuis 2018 reste cependant sur la table en 2021. Pour réduire le coût du projet, la Thaïlande a proposé de réduire la vitesse de 300 à 180 km/h, comparable à celle adoptée pour le chemin de fer Chine-Laos et son prolongement vers le sud, aujourd’hui achevé.

La coopération japonaise s’établit dans le cadre triennal des Sommets Mékong-Japon tenus à Tokyo pour coordonner avec les représentants des pays concernés l’ensembles des projets privés et publics auxquels participent des financements japonais. Le Japon privilégie la coopération en matière de fabrication industrielle (investissement à long terme, revenus durables, développement des compétences, transfert de technologie, respect de l’environnement). En 2018, le 10e Sommet Mékong-Japon a défini les trois piliers de la coopération triennale – devenue un partenariat stratégique – : 1) une connectivité dynamique et efficace, 2) une société centrée sur les personnes et 3) la réalisation d’un Mékong Vert. Discrète – du fait de son passé dans la région –, tenace et efficace, la présence japonaise est appréciée.

Encadré 8. Les trois grands plans ferroviaires

La nécessité de mieux circuler entre pays voisins du bassin du Mékong et de faire communiquer les systèmes ferroviaires nationaux nés depuis le 19e siècle et des initiatives coloniales tracées selon les anciennes pistes caravanières s’est fait sentir avec force à partir de l’an 2000. Cette année-là, l’ASEAN propose d’achever le chemin de fer de Kunming à Singapour, via Hanoï, Ho Chi Minh-Ville (anciennement Saigon), Phnom Penh et Bangkok (6 617 km). Le relief de la région et ses couloirs fluviaux offre plus de facilité dans le sens nord-sud, schématiquement inscrit entre le Yunnan en Chine et Singapour. À l’échelle du bassin, la trame linéaire ancienne nord-sud ne commence à se doter d’un maillage est-ouest que très progressivement et par tronçons partiels, notamment grâce au programme GMS de la Banque asiatique de développement.

Trois grands plans ont été établis successivement pour doter les pays du bassin du Mékong d’un système de communication ferroviaire moderne.

  • En 1994, la sous-région du Grand Mékong met en place un Forum sous régional des transports (STF), organe d’examen, de coordination et de suivi des plans et projets de transport régionaux des pays membres du GMS, les stratégies sectorielles de transport (TSS) successives : 1995-2005 ; 2006-2015 et, aujourd’hui, 2030. La 24e réunion du Forum s’est tenue virtuellement le 21 janvier 2021. Tout en participant à la promotion des axes nord-sud, la GMS pousse à la construction d’axes est-ouest (voir la carte dans le chapitre GMS de la première partie ci-dessus).
  • En 2006, deux commissions régionales de Nations unies ont minutieusement élaboré un plan, visant à relier les réseaux européens et asiatiques, selon une approche technique fondée sur la participation active des pays concernésLe projet de chemin de fer transasiatique (en anglais : Trans-Asia Railway, TAR) ou liaisons de transport Europe-Asie (EATL) est une entreprise commune de la Commission économique pour l’Europe des Nations unies (CEE-ONU) et de la Commission économique et sociale [des Nations Unies] pour l’Asie et le Pacifique (CESAP). Ce projet concerne dix-huit États de la région eurasiatique quant à leurs liaisons ferroviaires et routières. La convention sur le chemin de fer transasiatique, signée en 2006 à Busan, Corée du Sud, par 18 pays asiatiques dont la Chine, prévoit de relier entre eux les chemins de fer de l’ensemble des pays d’Asie, créant un réseau de 114 000 km répartis sur quatre grands corridors géographiques :

– Asie du Sud-Est (Cambodge, Chine, Laos, Vietnam et Thaïlande),

– Asie du Nord et du Nord-Est,

– Asie centrale (Caucase, Iran, Turquie)

– Asie du Sud (Inde et Birmanie).

  • En 2013, le plan chinois dit des nouvelles Routes de la soie ou Belt and Road Initiative, BRI, a largement repris le TAR (la Chine participe régulièrement aux travaux de la CESAP) avec une visée politique sino-centrée. Lancé en fanfare et muni de ressources financières imposantes, il a réussi à faire croire que Pékin était seul sur le terrain, ce qui est très exagéré, il a matériellement pour but l’extension du réseau ferré chinois hors de ses frontières, en finançant certains segments (réhabilitation ou construction). Trois des six couloirs de développement de la BRI (ou « corridors économiques ») ont pour objectif d’accroître l’inter connectivité entre les provinces du sud de la Chine et les pays d’Asie du Sud-Est tout en participant à la structuration de la « descente » de la Chine vers l’océan Indien et la mer de Chine du Sud :

– Corridor économique Chine – Péninsule d’Indochine (CICPEC)

Corridor économique Bangladesh – Chine – Inde – Myanmar/Birmanie (BCIMEC)

Corridor économique Chine – Pakistan (CPEC)

Kunming Bangkok. La superposition des différents plans aboutit à la définition d’une armature à trois couloirs nord-sud entre Kunming en Chine et Bangkok en Thaïlande, avant de filer vers le sud par la Malaisie.

Le Couloir birman : Kunming-Dali-Baoshan-Ruili/Muse-Lashio-Mandalay-Naypyidaw-Rangoun-Bangkok- Singapour (4 760 km);

Le Couloir lao-thaïlandais : Kunming-Yuxi-Mohan/Boten-Luang Prabang-Vientiane- Thanaleng/ Nong Khai-Bangkok-Singapour (4 500 km), par le plus montagneux des pays de la péninsule indochinoise ;

Le Couloir vietnamo-khmer : Kunming-Yuxi- Mengzi-Hekou-Hanoi-Ho Chi Minh-Phnom Penh-Bangkok