Asie du Sud-Est : Tectonique géopolitique dans le bassin du Mékong – Deuxième partie. Le jeu des infrastructures – III – Une infrastructure duale : l’opération Dara Sakor

Tectonique géopolitique dans le bassin du Mékong

DEUXIÈME PARTIE

LE JEU DES INFRASTRUCTURES (ferroviaires)

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III – Une infrastructure duale : l’opération Dara Sakor

Dara Sakor, un lieu d’accueil sur le littoral à potentialité duale

La Chine s’est souciée de préparer à proximité de Sihanoukville, sur le golfe de Thaïlande, un lieu d’accueil à la destinée duale, aujourd’hui pour ses investisseurs et ses touristes et, si nécessaire, demain pour ses troupes.

1) La réserve foncière ou « la RP de Chine peut agir au Cambodge comme chez elle »

Dara Sakor a été inscrite à deux reprises en 2016 et 2019 dans la liste des projets clés en matière d’investissement entre le Cambodge et la Chine dans les protocoles d’accord signés entre le Conseil du développement du Cambodge du Royaume du Cambodge et la Commission nationale de développement et de réforme de la République populaire de Chine.  Sur 16 projets clés Dara Sakor vient en 6e position.

L’attribution, le 9 mai 2008, à l’Union Development Group (UDG, connu auparavant sous le nom de Tianjin Wanlong Group, un promoteur immobilier chinois) d’une concession de 99 ans sur 450 km2 du littoral cambodgien près de Sihanoukville a enfreint la loi cambodgienne, notamment son sous-décret n°146 du 27 décembre 2005.

1) La surface des terrains ne doit pas dépasser 100 km2 par projet et par investisseur.

2) Un investisseur étranger ne peut se voir attribuer une concession de sol cambodgien d’une durée comprise entre 50 et 99 que si son projet d’investissement concerne le secteur agricole et agro-industriel, ce qui explique probablement l’insertion du point n° 7 dans le projet (voir encadré 5 ci-après). Or, l’Union Development Group (UDG), société chinoise de Tianjin présidée par M. Li Tao, dépourvue de références internationales – désignée de plus comme entité d’État par les États-Unis – a faussement déclaré appartenir à des Cambodgiens et engagée dans une opération visant principalement le tourisme et le divertissement.

3) UDG a été accusée à plusieurs reprises d’avoir incendié les maisons des villageois avec lesquels il est en conflit et de contrôler les mouvements de la population en utilisant des agents de sécurité privés et des membres des forces armées. Plus de 1 000 familles ont été chassées de leurs terres dans sa concession sur les districts de Botum Sakor et Kiri Sakor. En juin 2014, la représentante pour le Cambodge du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, avait convoqué Li Tao pour lui faire part de ses observations, demandant notamment de cesser immédiatement d’utiliser des responsables militaires pour traiter avec les villageois du montant des indemnités qui leur étaient proposées. Auparavant, en février 2014, le Conseil des ministres avait publié un avis exigeant que UGD cesse de démanteler les maisons des villageois et de défricher les terres des personnes qui n’avaient pas été indemnisées.

Cela étant, UDG a repris sa nationalité chinoise d’origine sans révision du contrat de concession. Il a donc fallu des raisons impératives, sinon des pressions corruptrices, pour que les autorités gouvernementales (le dépassement de surface est soumis au niveau ministériel) accordent cette concession.

4) La concession, comme d’autre empiètements antérieurs – notamment d’exploitation forestière –, est située à l’intérieur du plus grand des parcs nationaux du Cambodge (1 712 km2) celui de Boutum Sakor (ou Bodom Sakor). Parc emblématique du Cambodge, qui va des monts des Cardamomes au golfe de Thaïlande où il compte des zones de mangroves il est classé comme haut lieu mondial de la biodiversité par l’organisation Wildlife Alliance. Un statut qui ne le protège pas des concessions foncières, comme celle, datant de 2004, attribuée à une entreprise forestière indonésienne, qui en exploite la forêt primaire irremplaçable du parc sous le prétexte douteux de créer des plantations d’acacias, au détriment de la biodiversité et des habitats (http://www.earthtimes.org/conservation/botum-sakor-national-park-a-threatened-haven-biodiversity/1268/). En 2015, le Cambodge avait l’un des taux de déforestation les plus élevés au monde. Les occupants, pêcheurs et paysans, sont expulsés manu militari de ces concessions, ce qui a valu à des protagonistes de l’UDG d’être sanctionnés par les États-Unis en décembre 2019 puis en septembre 2020 (sanctions financières et restrictions de visa, interdiction aux citoyens américains de s’engager dans des transactions avec les personnes désignées et leurs entités) (https://home.treasury.gov/news/press-releases/sm1121). Cette décision, qui s’appuie sur la loi mondiale Magnitsky sur la responsabilité des droits de l’homme, cible les auteurs d’atteintes graves aux droits de l’homme et de corruption, ainsi que leurs partisans : le général de haut rang Kim, un ancien khmer rouge, ses trois enfants et Pheap le magnat du bois. Kim avait utilisé des soldats des Forces armées royales cambodgiennes pour « intimider, démolir et nettoyer les terres recherchées par l’entité appartenant à la RPC ». Ainsi s’installe une zone d’extraterritorialité chinoise.

Des opérations de développement sont en phase active sur la réserve foncière ainsi constituée pour développer – dans le cadre de l’initiative des nouvelles Routes de la soie – un complexe de trois projets majeurs et un, mineur, respectivement :

– Une ville balnéaire, la Dara Sakor Seashore Resort, et ses zones d’activités et de services en sept secteurs (encadré5 ci-après),

– Un aéroport international,

– Un port en eau profonde,

En  outre et plus modestement, deux éléments de la Route numérique de la soie ont été glissés dans l’opération.

 

Carte à venir : Plan d’ensemble de l’opération Dara Sakor

 

Encadré 11. Plaquette promotionnelle du projet Dara Sakor

Source : Site de Tianjin Union Development Group, UDG

(Version française intégrale du texte initial, nombreuses illustrations exceptées)

 

Le plan global de la zone pilote d’investissement et de développement global Cambodge-Chine et du complexe cambodgien Dara Sakor Seashore peut être divisé en sept parties. La position de ce projet est d’établir une plate-forme d’investissement et de développement pour « l’interconnexion et l’intercommunication » Cambodge-Chine avec un partenariat stratégique global ; jouer le rôle d’un acteur important en Asie du Sud-Est (Cambodge) pour l’initiative « la Ceinture et la Route » qui relie la Chine, l’Europe , Asie et Afrique ; établir une base industrielle importante en Asie du Sud-Est pour les entreprises chinoises « sortantes » ; créer une plate-forme stratégique importante pour la coopération internationale des capacités de la Chine, l’exportation de gestion technologique et l’exportation de services technologiques vers l’Asie du Sud-Est ; donner l’exemple du mécanisme de coopération Chine-ASEAN et faire du projet stratégique d’interconnexion et d’intercommunication un projet pivot dans un corridor économique sous-régional au Cambodge.

1- Économie internationale et zone de coopération industrielle

Position. Spécialisation industrielle internationale régionale et accepteur industriel ; zone commerciale bilatérale Cambodge-Chine et zone de coopération industrielle pouvant accepter le transfert industriel de Chine dans l’assemblage d’équipements, la biopharmacie et la fabrication d’autres équipements haut de gamme, etc.

Vision de développement. L’une des zones de coopération industrielle et économique multinationales les plus internationales d’Asie du Sud-Est et l’un des principaux acteurs économiques de la ceinture économique de la route de la soie maritime.

2- Station internationale de divertissement et touristique

Position. Tout nouveau complexe touristique complet en Asie du Sud-Est et la plus grande destination liée aux voyages sur la côte est du golfe de Thaïlande.

Vision de développement. Une destination touristique avec des caractéristiques culturelles locales, le meilleur environnement naturel et des services complets.

3- Zone industrielle économique marine

Position. Zone de transformation des ressources marines et de développement économique marin (élevage hauturier, pêche au long cours et transformation des produits de la mer).

Vision de développement. La principale zone de développement économique marin dans le golfe de Thaïlande, exploitant le développement et l’utilisation modérés, rationnels et scientifiques des ressources marines ; développement industriel de la biologie marine à long terme.

4- Logistique aéroportuaire et portuaire et zone de commerce garanti

Position. Plate-forme de fonction d’expédition de 10 000 tonnes maximum au Cambodge ; pôle logistique aéroportuaire et zone de libre-échange économique.

Vision de développement. Une importante station de transfert logistique en Asie du Sud-Est tant pour l’aéroport que pour le port ; une importante zone de développement économique aéroportuaire et portuaire dans la zone de libre-échange Chine-ASEAN.

5- Zone culture, films &TV et divertissement

Position. Zone folklorique mettant en vedette trois cultures, à savoir la culture religieuse, la culture du Sud-Est et la culture locale cambodgienne ; la plus grande base de production cinématographique et télévisuelle de Chine en Asie du Sud-Est.

Vision de développement. Une fenêtre pour diffuser la culture immatérielle mondiale, la plus grande base de production cinématographique et télévisuelle avec des caractéristiques typiques de l’Asie du Sud-Est en Asie du Sud-Est.

6- Zone de soins de santé et de services

Position. Le principal centre de soins de santé et d’assurance-maladie pour les Chinois.

Vision de développement. Une destination d’assurance-maladie pour les Asiatiques du Sud-Est comme pour les personnes du monde entier, en explorant pleinement les excellentes ressources naturelles de l’environnement et en utilisant la médecine traditionnelle du Cambodge et de la Chine.

7- Usine d’agriculture écologique et zone de transformation

Position. Important producteur et transformateur de cultures commerciales (riz et maïs) et de produits agricoles subsidiaires (banane, ananas, etc.) et base d’élevage écologique à Koh Kong ; importante base de réapprovisionnement alimentaire dans la zone pilote d’investissement et de développement global Cambodge-Chine et le complexe cambodgien Dara Sakor Seashore.

Vision de développement. Un important producteur de produits agricoles et subsidiaires au Cambodge ; le principal lieu d’exportation.

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Adresse des bureaux de la société UDG : Étage 4e, bâtiment Wanlong Pacific, N° 78 Eleven Jing Road, district de Hedong, Tianjin, RPC.

Adresse du projet : Zone côtière autour du parc national de Sakor, Koh Kong, Cambodge

2) L’attrait touristique de la côte : Sihanoukville et Dara Sakor

 Sihanoukville, ville champignon, accueille de nouveaux résidents et touristes chinois

Sihanoukville aux plages réputées compte 157 000 habitants (2021) contre 89 800 en 2008. Les Chinois ont commencé à affluer à Sihanoukville à partir de 2016 et leur nombre était estimé en 2019 équivalent à celui des résidents cambodgiens, soit environ 80 000, chiffre largement sous-estimé semble-t-il mais qui a diminué en 2020 du fait de la pandémie. En 2019, près de 90 % des entreprises touristiques de cette ville, des hôtels, casinos et restaurants aux salons de massage, étaient gérées par des Chinois.

Selon les comptages de la police, sur les 71 casinos de Sihanoukville, 48 sont exploités par des Chinois, et 90 % des 436 restaurants de la province sont tenus par des ressortissants chinois. 150 hôtels et chambres d’hôtes – sur près de 200 de la province – ainsi que 41 clubs de karaoké et 46 salons de massage sont exploités par des Chinois. En plein essor, les hôtels de luxe sont construits pour les touristes chinois, la côte cambodgienne en a accueilli 600 000 en 2019.

Parmi les conséquences de la présence saturante des Chinois, certaines sont positives (Sihanoukville est sortie de sa léthargie ; quelques Cambodgiens se sont enrichis en vendant ou en louant leurs terres à des Chinois) mais d’autres le sont moins (pénuries d’eau et d’électricité ; hausses multiples : coût de la vie contraignant des familles à déménager ; hausse du prix du terrain en secteur urbain, passé en quelques années de 50 à 3 000 dollars le mètre carré, des baux de bureaux ; délinquance en augmentation : 400 ressortissants chinois ont été arrêtés et expulsés, principalement pour implication dans des escroqueries en ligne ; saleté des Chinois dans les rues, restaurants, chantiers, plages ; perte du charme traditionnel de la ville, notamment celui de l’identité cambodgienne des rues, envahies par des panneaux rouges pour la plupart en mandarin ou khmer mal orthographié ; chantiers multiples : 200 projets en construction chinois pour la plupart ; constructions de mauvaise qualité voire illégales, frénésie de construction d’immeubles de grande hauteur – jusqu’à 30 étages, effondrement d’un immeuble chinois en construction, 28 morts ; infractions au code de la route, majoritairement par des Chinois). Ces conséquences négatives relèvent pour la plupart de la passivité cambodgienne face au dynamisme chinois et à la corruption qu’il traîne avec lui.

Toutes les grandes villes de Chine ont des vols directs vers le Cambodge. Le Cambodge fournit des visas d’atterrissage et des visas électroniques aux touristes internationaux. De multiples visas aller-retour pour un, deux et trois ans sont proposés aux investisseurs et aux touristes chinois, ce qui est très pratique pour les affaires et le tourisme.

Dara Sakor, ville balnéaire en devenir

Face à Sihanoukville, de l’autre côté de la Baie de Kompong Som, parmi les multiples ensembles hôteliers récemment surgis sur la côte de part et d’autre de Sihanoukville, la ville balnéaire « intelligente » appelée Dara Sakor Seashore Resort, se fait remarquer par sa démesure. Sur les 450 km² de la réserve foncière concédée à Tianjin Union Development Group, 360 km², soit 80 % de sa surface (la moitié de celle de Singapour), sont dévolus à son développement sur 90 km de littoral. La destination des 20 % restants, 90 km², n’est pas connue. Sa réalisation a été confiée à une filiale immobilière du groupe Prince Holding Group Ltd (Encadré 2) présidée par un Chinois de Fujian fraichement naturalisé cambodgien. Le projet vise à abriter 1 300 000 habitants à l’horizon 2030, accueillir 6 860 000 touristes annuels, offrir 414 000 logements et 94 500 chambres d’hôtel. La cérémonie de pose de la première pierre de Haihu Manor, première tranche de réalisation immobilière sur 571 hectares a eu lieu le 20 février 2019. Son achèvement est prévu pour 2025, tandis que la seconde vise à être prête d’ici 2035 et les dernières seront terminées d’ici 2045. L’ensemble résidentiel de loisir dispose d’un casino, de plusieurs terrains de golf et d’un club nautique équipé d’une jetée. Selon les documents promotionnels, 30 milliards de dollars seront consacrés à l’équipement des terrains et la réalisation de l’immobilier, s’ajoutant à l’investissement foncier initial de 3,8 milliards de dollars.

Ce plan de développement touristique a été rattaché au programme chinois des Nouvelle route de la soie.

Encadré 12. Le groupe Prince Holding Group Ltd

Le groupe Prince Holding Group Ltd, domicilié à Taipei et l’un des plus grands conglomérats du Cambodge (développement immobilier, banque, finance, tourisme, Cambodia Airways). Sa filiale Belt Road Capital Management, l’une des sociétés de capital-investissement les plus importantes du Cambodge, se concentre sur la sous-région du Grand Mékong (Cambodge, Myanmar, Laos, Vietnam et Thaïlande) à la recherche d’opportunités d’investissement. Elle a déjà investi dans plusieurs start-up cambodgiennes à partir d’un premier fonds de 50 millions de dollars levé en 2017.

Son président est M. Chen Zhi, 34 ans en 2021, natif de la ville chinoise de Fujian. Le statut de citoyen cambodgien lui a été conféré par naturalisation en février 2014, un statut qui lui permet d’acheter des terres au Cambodge, ce que la loi interdit aux non-ressortissants.

Selon Radio Free Asia et Al Jazeera dans le cadre de leur enquête sur les Cyprus Papers, en 2017, Chen Zhi, s’étant lié au ministre cambodgien de l’Intérieur Sar Kheng, dont il a été nommé conseiller personnel. Deux semaines après cette nomination, il crée Jinbei (Cambodge) Investment avec Sar Sokha, son fils, avec lequel il était en relations d’affaires. Cette société est probablement liée au groupe Jin Bei de Chen, qui possède un casino dans la station balnéaire de Sihanoukville, un pôle d’attraction pour les joueurs chinois. En outre Chen a acheté un passeport chypriote en 2018 moyennant 2,5 millions de dollars – c’est le tarif –, ce qui lui qui permet de voyager facilement et de faire des affaires à travers l’Union européenne. Le 20 juillet 2020, il obtient le titre honorifique de « neak oknha », un ancien titre de la culture khmer, décerné par le roi, en fait, la direction du Parti du peuple cambodgien, aux hommes d’affaires qui participent au financement de travaux publics approuvés par le Parti du peuple cambodgien pour un montant d’au moins 500 000 dollars (oknha peut se traduire par « magnat »). C’est peu de chose pour un groupe qui a investi plus d’un milliard de dollars dans des entreprises à travers le Cambodge, dans le flux financier de l’Initiative des Nouvelles Routes de la soie. Chen est coté en tant qu’administrateur de 10 sociétés de Hong Kong. Dans la plupart des cas, il est le seul administrateur coté et les actions des sociétés sont détenues par des sociétés écrans dans des juridictions secrètes offshore telles que les îles Vierges britanniques, ce qui rend impossible de savoir à qui appartiennent réellement les sociétés de Hong Kong. On ignore l’origine de l’argent de Chen et comment un jeune homme de 27 ans a pu devenir en quelques années l’un des magnats les plus prospères du Cambodge.

Comme le présente son site, « en tant que président, Neak Oknha Chen Zhi a fait du Prince Group un conglomérat de premier plan au Cambodge qui adhère aux normes internationales, investit dans l’avenir du Royaume et s’engage à adopter des pratiques commerciales durables ». Sa filiale Prince Real Estate a notamment construit un complexe touristique en front de mer sur 30 hectares à Sihanoukville.

3- Les infrastructures de Dara Sakor

 L’aéroport international de Dara Sakor

L’aéroport de Dara Sakor, code 4E, donne au Cambodge le quatrième aéroport de statut international, avec ceux de Phnom Penh, Siem Reap et de Sihanoukville (ex-Pochentong). Depuis fin 2020, la piste rénovée de ce dernier peut désormais accueillir les avions très gros porteurs du type Boeing 777-300ER et Airbus A350-1000. En outre, l’aéroport national de Mondol Seima, à 167 km au nord, à la frontière avec la Thaïlande, va être déplacé et modernisé. En cause, le développement du tourisme, la deuxième source de revenus du pays derrière l’agriculture, qui dépend principalement des touristes étrangers notamment chinois seront le principal moteur de la croissance du tourisme au Cambodge après la pandémie.

Le Premier ministre Hun Sen a salué la station balnéaire Dara Sakor comme une « destination écotouristique de luxe » qui mettra la province de Koh Kong sur la carte du tourisme international. Cette destination dispose d’un aéroport nouvellement construit, développé sur un site de 600 ha, aujourd’hui encore au milieu de la jungle. La société chinoise UDG, l’investisseur quasi-propriétaire durant la durée de la concession de 99 ans pour le développer et l’exploiter, ce qui en fait un aéroport privé, bien que la gestion des vols et des informations soit assurée par le Secrétariat d’État à l’Aviation Civile, SSCA.

La phase I de l’aéroport est achevée

La phase I, sur 218 hectares dont 187 pour l’aéroport, comprend la construction d’une piste et d’un vaste terminal – surdimensionné semble-t-il – pour passagers. La piste de la phase I, qui mesure 3 200 m de long (la plus longue du Cambodge) et 60 m de large, pourra accueillir des avions long-courriers et des avions gros-porteurs comme le Boeing 777 et l’Airbus A340 et avions de taille équivalente. La surface du tarmac est de 67 000 m2. Le coût des travaux ont été estimés entre 300 et 350 millions de dollars, la phase suivante, entre 150 et 200 millions de dollars, portant l’ensemble du projet à 500 millions de dollars environ.

Nb. Un Boeing 747-8 a besoin d’environ 3 090 mètres pour décoller, tandis que 3 100 mètres sont nécessaires à l’Airbus A380-900.

Les travaux correspondants ont commencé en juin 2018 et sont achevés depuis juin 2021. Les techniciens, architectes et autres professionnels employés dans le projet étaient tous chinois, tandis que l’ensemble des ouvriers du bâtiment étaient cambodgiens. L’aéroport est opérationnel depuis fin 2021 pour des essais en vol au début de 2022. Les opérations commerciales débuteront à la mi-2022. L’aéroport pourra alors accueillir 4 millions de touristes par an – 10 millions à l’achèvement complet du projet. L’aérogare est conçue pour gérer des mouvements de passagers pouvant atteindre un demi-million. L’aéroport a reçu le code de localisation DSY après avoir satisfait à toutes les exigences de l’Association du transport aérien international (IATA).

Au cours de la phase suivante, l’aéroport verra sa capacité initiale augmenter pour accueillir 3,6 millions de passagers par an, puis gérer une charge potentielle de 10 millions de passagers d’ici 2030. 

Aéroport civilo-militaire ? Questions

Si l’on considère deux des appareils récents l’armée de l’air chinoise conçus pour la projection de puissance, le Chengdu J-20 « Weilong » pour le combat, et le Xian Y-20 « Kunpeng », pour le transport lourd, on s’aperçoit que le nouvel aéroport est taillé avec une exceptionnelle générosité pour les recevoir. En tous cas, sa position en terrain ami, au centre géographique des territoires de l’ASEAN, en fait un relai précieux pour les forces aériennes et navales de l’Armée populaire de libération.

Cela dit, les caractéristiques du nouvel aéroport privé de Dara Sakor qui entrera en service commerciale au premier semestre 2022 laissent fortement penser que des intentions autres que le profit ont également présidé à sa conception. De plus, elles laissent des questions en suspens. Pourquoi une piste de 3 200 m, alors que 2 800 m suffisent pour faire atterrir le classique gros porteur de touristes qu’est le Boeing 787, et a fortiori 1 000 m pour le récent avion militaire de transport lourd stratégique Xian Y-20 « Kunpeng » ? Pourquoi l’aéroport est-il doté d’une capacité d’accueil 40 fois supérieure à celle de son voisin de Sihanoukville, une destination touristique de première grandeur ?

Chengdu J-20 « Weilong. Alors que la largeur maximum d’une piste d’aéroport civil est traditionnellement de 45 m, les 60 m de la piste, phase I, de Dara Sakor, suggèrent un usage potentiellement militaire, car elle autorise le décollage simultané de deux appareils légers – comme c’est l’usage pour les avions de chasse – tel le Chengdu J-20 « Weilong ». Déployé depuis 2017 cet avion de combat multirôle furtif de cinquième génération, vitesse maximale supérieure à Mach 2 – 2 470 km/heure, à l’instar du Mirage 2000 – a été conçu pour les opérations à longue distance avec une portée de 3 400 km. Le J-20 devrait entrer en service avec trois missions possibles : effectuer, comme bombardier furtif, des frappes à longue distance, mener des opérations de reconnaissance et de guerre électronique et intégrer le réseau de défense spatial chinois avec la capacité de tirer des missiles antisatellite.

Xian Y-20 « Kunpeng ». Théoriquement, l’aéroport de Dara Sakor pourrait recevoir l’avion de transport lourd stratégique Xian Y-20 « Kunpeng », admis en service en 2016, une réussite de la fabrication chinoise qui offre à l’armée de l’air chinoise un élément notable de projection de puissance, doté d’une portée de 4 445 km à pleine charge, 7 800 km avec 40 t de charge utile, vitesse de croisière de 630km/h. Le Y-20 est susceptible de transporter environ 300 hommes ou une charge de 66 t, soit deux chars légers Type 15 sans surblindage additionnel – poids en ordre de combat de 33 t.

Le Y-20 nécessite une piste de 1000 m pour l’atterrissage. Il peut décoller à vide sur une piste de 600 à 700 m (770 m ou 860 m selon source), ou 1 040 mètres avec 170 personnels et 8 tonnes de fret en soute – soit plus d’une vingtaine de tonnes de charge utile –, plus de 1 250 m pour une charge plus lourd. Le Y-20 existe en trois versions spécialisées : AWACS avec un radar d’alerte précoce (AEW), lanceur aéroporté (110 parachutistes), ravitaillement en vol.

Au vu de ces quelques données recueillies dans divers médias et avant toute étude approfondie, on peut imaginer que la longueur de la piste de Dara Sakor, excessive au regard des besoins des plus récents appareils chinois, s’expliquerait par la prévision d’essais de nouveaux appareils, les essais réclamant par précaution, un surdimensionnement de la piste par rapport aux normes ordinaires. Le caractère privé de cet aéroport permettrait dans ce cas une discrétion à volonté et une façon d’éluder les responsabilités formelles des États concernés.

Un port en eau profonde et les bases navales, Sihanoukville et Ream.

Un futur port en eau profonde à Dara Sakor

Un nouveau port  pour les croisières et le commerce est prévu à Dara Sakor par les autorités de la province de Koh Kong qui en juin 2020 précisaient qu’il devrait être capable d’accueillir des navires de 10 000 tpl et que la recherche de sa localisation d’un site en eau profonde en était en cours. Certains indices suggèrent que ce port pourrait se situer au lieu-dit Thmar Sar, un hameau de pêcheurs accessible par la mer, dans la baie de Kompong Som… ou à quelque distance, en face de la petite île de Koh Sdach. L’étude de faisabilité du projet a été menée conjointement entre les organes compétents et le groupe LYP, une entreprise privée cambodgienne proche du pouvoir, gestionnaire de la zone économique spéciale de la province de Koh Kong. C’est probablement Thmar Sar qu’évoquaient des médias américains en révélant, le 19 novembre 2021, que des défrichements étaient observables dans un parc national (sans qu’il soit nommé, il s’agit très probablement de Botum Sakor) afin de faire place à un port suffisamment profond pour accueillir des navires de guerre. Une zone d’économie spéciale pourrait être développée sur l’île voisine de Koh Rong (78 km2). Ce schéma de développement est très similaire à ceux du port en eau profonde de Kyaukpyu mis en œuvre en Birmanie (Cf. supra), de la « Cité portuaire » construite à Sri Lanka près de Colombo par le groupe étatique China Communications Construction Company ou de Djibouti International Free Trade Zone, partenaire de China Merchant Group (CMG) et de Dalian Port (PDA) une zone franche qui, largement financée par les prêts chinois, doit devenir à terme la plus grande de toute l’Afrique. Au fil des occasions mais selon un plan d’expansion méthodiques semble-t-il, la RP de Chine se dote d’un réseau d’appui logistique. Il est tentant de comparer ce mouvement à ceux que dans un passé plus ou moins lointain, différentes grandes puissances occidentales ont réussi à développer, mais ce serait une autre étude.

Selon la doctrine duale – civilo-militaire – de Pékin, le port de Dara Sakor pourrait recevoir la marine chinoise, ce qui est nié tant par la Chine que par le Cambodge. On se souviendra qu’il en a été de même pour la base navale de Djibouti, objet, selon la pratique du « fait accompli », de dénégations répétées jusqu’à son inauguration en juillet 2017. La raison formellement invoquée par le gouvernement cambodgien est que la constitution de 1993 interdit toute installation ou stationnement de militaires étrangers sur son sol, mais l’attribution d’un passeport cambodgien à des militaires chinois relève du fait du prince…

La marine cambodgienne dispose de trois bases navales, respectivement à Sihanoukville, Ream et Phnom Penh.

– Sihanoukville. La base se situe à l’intérieur du port autonome géré par l’État, seul port en eau profonde jusqu’à maintenant (accueil de navires de 10 000 à 15 000 tonnes de port en lourd, tpl, d’un tirant d’eau inférieur à 8,0-8,5 m). En août 2017, la Japan International cooperation Agency, JICA, a accordé un prêt de 207 millions de dollars au Cambodge pour la construction d’un nouveau terminal à conteneurs au port autonome de Sihanoukville. Les études de conception phase I de sa construction, d’une durée de trois ans ont bénéficié d’un prêt du Japon d’environ 209 millions de dollars. Elle devait commencer en 2021 mais le début des travaux a été reprogrammé pour la mi-2022 en raison des modifications apportées à l’aménagement du port pour le rendre capable d’accueillir des porte-conteneurs de taille moyenne d’une capacité de 5 000 EVP exigeant 13 m de profondeur, amenant à prévoir une longueur de 350 m et une profondeur d’eau de 14,50 m. Le port autonome lancera alors un appel d’offres public pour sélectionner une entreprise de construction. L’entreprise qui l’emportera sera peut-être chinoise. Mais si elle ne l’est pas, japonaise, par exemple, rien n’empêchera le Cambodge d’autoriser un navire chinois, civil ou militaire, d’utiliser ses installations portuaires. Nb. La zone économique spéciale (ZES) de Sihanoukville à 12 km de son port est exploitée conjointement par Jiangsu Taihu Cambodia International Economic Cooperation Investment et le Cambodia International Investment Development Group et comptait en 2018 une centaine d’entreprises chinoises, spécialisée dans leur majorité dans le textile, l’électronique ou l’industrie légère.

– Ream. Cette base, à 25 km environ de celle de Sihanoukville offre également un accès en eau profonde au golfe de Thaïlande et à la mer de Chine du Sud. Elle accueillait habituellement depuis 2010 les exercices navals annuels cambodgiens-américains Angkor Sentinel. En 2017, le Cambodge a annulé ce programme naval avec les États-Unis qui apportait en outre une aide humanitaire, notamment pour la construction d’écoles et d’hôpitaux. Une décision similaire était prise en mars 2021 avec la Chine à propos de l’exercice Golden Dragon, au motif d’inondation et de risque de COVID. Depuis 2016, cet exercice visait à renforcer les capacités en matière d’opérations humanitaires, de gestion des catastrophes et de lutte contre le terrorisme). Ces deux annulations laissent entendre que le gouvernement cambodgien recherche une voie médiane destinée à ne pas se couper complètement des États-Unis, sans pour autant renoncer à l’aide militaire de la Chine destinée à se poursuivre malgré l’annulation de 2021. Pour autant, d’importants travaux de reconditionnement des bâtiments de la base – observés à la loupe sur les images satellite par le Center for Strategic and International Studies, CSIS (12 oc. 2021) – ont été effectués entre 2017 et septembre 2021. Sous prétexte de rénovation, des bâtiments quasiment neufs financés avec l’aide américaine et australienne ont été démolis et remplacés par d’autres avec célérité. Selon un projet d’accord entre Phnom Penh et Pékin, la Chine obtiendrait un bail de 30 ans sur le port, ainsi qu’un permis pour stationner des troupes et stocker des armes. Deux jetées seraient nouvellement construites, une pour les cambodgiens et une pour les chinois. Le personnel militaire chinois serait autorisé à porter des passeports cambodgiens et les Cambodgiens à la base seraient tenus d’obtenir une autorisation officielle de la Chine pour entrer dans la section chinoise de la base.

– Phnom Penh. Pour mémoire, il s’agit d’une base navale fluviale sur le Mékong.

Par ailleurs, la navigation commerciale dispose du port provincial de Koh Kong, proche de la frontière thaïlandaise. En fait, cette appellation regroupe trois ports géographiquement et fonctionnellement distincts : Paklong (utilisé par de petits bateaux de moins de 500 tpl, pour le dédouanement et formalités diverses, très encombré ; Koh Kong (port de pêche ; déchargement ou transbordement pour bateaux de 300 tpl, desserte routière médiocre) ; Srea Ambel, à l’entrée de la baie de Kompong Som (limité aux bateaux de 120 à 130 tpl).

Réseaux numériques

Deux projets stratégiques financés par la Chine et supervisés par China Télécom sont planifiés au sein du projet Dara Sokar. Il s’agit de la construction, 1) du relais des dérivations télécom du câble sous-marin Hong-Kong-Singapour vers la Thaïlande et la Malaisie ; 2) d’un centre de stockage de données numériques, un élément du cyber-réseau partageant sur l’Internet des données et informations entre les participants des « routes digitales de la soie ». Ce projet comprend l’établissement d’un maillage digital des étapes des routes de la soie, connecté au réseau des 30 satellites de positionnement spatial chinois Beidou opérationnels, complet depuis juillet 2020. La précision de positionnement atteint 10 m à l’échelle mondiale et 5 m dans la région Asie-Pacifique.

 Le versant stratégique et géopolitique

L’activité à Dara Sakor et d’autres projets chinois à proximité suscite la crainte, notamment exprimée par Washington, que Pékin n’envisage de transformer de facto le Cambodge en avant-poste militaire ou, plutôt, d’en faire un pays où sa présence militaire, permanente ou en rotation, trouverait place et marques au moment où les circonstances l’exigeraient.

Le Wall Street Journal du 22 juillet 2019 affirmait que, selon des responsables américains et alliés proches du dossier, la Chine avait signé un accord secret autorisant ses forces armées à utiliser un accès exclusif au quart de la base naval de Ream (25 hectares sur 77) sur le littoral du golfe de Thaïlande à proximité de Sihanoukville, pendant 30 ans et le bail serait renouvelé par tacite reconduction tous les dix ans.

De plus, cet article soutient que le projet Dara Sakor soutenu par la Chine, à environ 65 km de Ream, fait partie des plans de Pékin visant à s’implanter en Asie du Sud-Est pour « faire respecter les revendications territoriales et les intérêts économiques en mer de Chine méridionale ».

Toutes allégations que Pékin et Phnom Penh ont nié catégoriquement, sans convaincre. Une opération duale peut en effet, par définition, se prévaloir d’un usage civil ou être accusée d’avoir le cas échéant une destination militaire selon les circonstances et la décision des responsables. En dernier ressort, ceux de Dara Sakor sont tenus par le régime de Pékin, ce qui permet, sans parti pris, d’y voir une opération « au cas où » à partir du moment où elle répond « également » aux exigences de nature militaire.

La Chine a la capacité de se doter de petites et moyennes installations à double usage dans des pays à régime autoritaire car durables, pour patrouiller et sécuriser l’accès aux terminus maritimes de ses voies ferrées reliant Kunming au golfe de Thaïlande ou à la mer de Chine du Sud. Elle aura tendance à les multiplier dans les pays formant son glacis, tout en gardant les options ouvertes, sachant par ailleurs que certaines d’entre elles n’iront pas au terme requis et que les autres seront vulnérables en cas de conflit. Dara Sakor, comme Djibouti ont donc probablement valeur de modèle.

Dans ce cas précisément, cette facilité contribuerait au projet expansionniste de Pékin en Asie du Sud-Est. L’instrumentalisation de Dara Sakor permettrait d’optimiser plusieurs objectifs constamment poursuivis dans cette région :

1) Renforcer l’emprise sur la mer de Chine du Sud et surtout sur le golfe du Bengale,

2) Compliquer la capacité des États-Unis à venir en aide à Taïwan,

3) Déjouer un éventuel blocus du détroit de Malacca,

4) Ajouter une perle à son « collier » en Indo-Pacifique,

5) Réguler le flot touristique chinois*.

* Pékin a la capacité de diriger le flux de touristes chinois grâce à la délivrance du statut de destination approuvée (ADS), qui permet aux agences (elles sont gérées par l’État) d’organiser des voyages à forfait de groupe vers des pays approuvés et donc de « récompenser ou punir » les économies des pays destinataires.

Un accès au Cambodge concédé à l’armée chinoise, notamment à son aviation, constituerait une sérieuse source d’inquiétude pour le Vietnam comme pour l’Inde ainsi qu’une menace potentielle pour les bases navales singapourienne de Changi et, indonésienne, de Natuna. Celles-ci deviendraient extrêmement vulnérables à des opérations aériennes chinoises concordantes – ne serait-ce que pour le recueil d’information – venues de Dara Sakor et des trois bases aéroportuaires édifiées par Pékin en mer de Chine du Sud de Fiery Cross Reef, Subi Reef ou Woody Island, sans compter l’aéroport de Sanya, à Hainan. Les pistes d’atterrissage* y sont quasiment partout (sauf à Woody Island) capables de répondre aux appareils les plus exigeants tels que le Xian Y-20 « Kunpeng ». Au total, un usage militaire de Dara Sakor améliorerait la capacité de projection de puissance aérienne chinoise dans le cadran ouest-sud-ouest

* Dara Sakor : 3 200 m ; Fiery Cross Reef : 3 125 m ; Subi Reef : 3 000 m ; Woody Island 2 700 m ; Sanya : 3 400 m. On note que l’aéroport de Gwadar, au Pakistan est sous-dimensionnés par rapport à ceux de la mer de Chine du Sud : 1 982 m.

 

Carte à venir : L’utilisation stratégique – potentielle – de Dara Sakor

 

L’isthme de Kra. La capacité de projection de puissance navale de Dara Sakor serait encore meilleure si le vieux projet du canal de Kra, évoqué depuis le 17e siècle, mais devenu éminemment stratégique, se réalisait. En septembre 2020, l’agence d’information de Taïwan faisait état de documents et témoignages recueillis par elle selon lesquels Pékin multipliait les pressions pour convaincre la Thaïlande d’en accepter le percement. Il raccourcirait de 1 100 km l’accès de la Chine à l’océan Indien et aux ports et bases navales préparées par la Chine à Hambantota (Sri Lanka) et Djibouti, tout en permettant d’éviter le détroit de Malacca et, en cas de besoin, de resserrer son emprise sur le régime de Bangkok, notamment en le menaçant d’aider les rebelles musulmans du sud du canal potentiel à faire sécession. Singapour et l’Inde, pour des raisons différentes, sont farouchement opposés à ce que Pékin ajoute cette perle majeure à son « collier » – réalisation estimée à 28 milliards de dollars. En octobre 2018, le Premier ministre thaïlandais Prayuth Chan-o-cha avait demandé à son gouvernement d’étudier la possibilité d’un canal selon le tracé dit « 9A », 120 km, projet poussé par la Thai Canal Association et un groupe d’investisseurs chinois. La Chine, l’Allemagne et le Japon font partie des pays prêts à investir dans ce projet dont la construction pourrait prendre cinq ou six ans.

 

Conclusion

L’ambition de la Chine d’asseoir fermement son influence sur son voisinage par une « diplomatie du pourtour » (J. P. Cabestan) a été réaffirmée lors de la sixième session plénière du 19e Comité central du PCC (Pékin, 8-11 novembre 2021) selon la phraséologie habituelle : « Le parti approfondira ses relations avec les pays voisins pour construire une « communauté de destin commun » dans la région. Les pays du Mékong font indubitablement partie de ce « pourtour »

L’élargissement de sa zone d’influence vers le sud, le renforcement de celle-ci en glacis protecteur notamment grâce à une présence en mer et l’endiguement neutralisant de son rival indien donneraient à Pékin, au regard d’une stratégie indo-pacifique emmenée par les États-Unis assistés par l’Australie, une aisance d’action notable dans un espace défensif considérable.En cas de conflit, l’avant-poste que constitue le complexe Dara Sakor-Sihanoukville pourrait bien faire partie de ce glacis patiemment organisé la Chine à la périphérie de son territoire et contribuerait à tenir à distance toute activité aéronavale qui lui serait hostile.

« L’imprégnation chinoise » du Cambodge en général, du secteur Sihanoukville/Dara Sakor en particulier, est telle que l’ombre de Pékin peut tout envelopper, et tout préparer notamment une composante militaire. Comme l’éléphant dans le salon, elle est pressentie bien que formellement invisible. C’est pourquoi sa trace est attentivement scrutée au Cambodge, notamment par Washington et que des développements prospectifs peuvent être élaborés sans crainte du ridicule. Une présence militaire chinoise au Cambodge aurait une conséquence géopolitique notable en menaçant la cohérence et la centralité de l’ASEAN dans la région* et par là l’équilibre délicat qui s’instaure dans la région de l’Indo-Pacifique.

* La réunion des ministres des Affaires étrangères des pays de l’ASEAN qui s’est tenue en juillet 2012 et présidée cette année-là par le Cambodge, a achoppé sur la question de la mer de Chine méridionale et, pour la première fois dans l’histoire de cette institution, n’a pas pu déboucher sur la publication d’un communiqué commun.

Rémi Perelman, Asie21

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