Samia Ferhat et Emmanuel Lincot dans une récente note de l’IRIS exploraient la question des mémoires entre la Chine et Taïwan ainsi qu’au sein de la société Taïwanaise. Cet article propose de revenir sur ces dynamiques de construction des mémoires plurielles à Taïwan. Il est issu d’observations réalisées à Taipei entre novembre 2024 et juin 2025.
Deux grandes tendances sont en conflit. La première s’appuie sur le récit d’une Chine nationaliste. La seconde vise à construire un récit taïwanais propre, nourri par d’autres références.
Par ailleurs, le sentiment d’appartenance ne doit pas éclipser les préoccupations internes qui traversent la société Taïwanaise : stabilité économique, enjeux sociaux et démographiques, volonté d’ouverture sur le monde, etc.
Dans quelle mesure l’histoire politique et sociale de Taïwan a façonné l’identité Taïwanaise, entre héritages pluriels et conflits des mémoires.
L’histoire récente de Taïwan peut être séparée en plusieurs périodes :
- la colonisation japonaise depuis le traité de Shimonoseki en 1895 (1895-1945),
- la période de 1945 à 1987, période marquée principalement par l’installation d’un régime autoritaire à Taïwan,
- l’ère ouverte à partir de 1987.
Les bornes chronologiques sont des points de repère nécessaires. Cependant, le poids des événements et des faits ne doit pas effacer les tendances lourdes. La fin de la loi martiale en 1987, par exemple, résulte d’une émergence progressive et conflictuelle de la démocratie taïwanaise.
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La colonisation japonaise : un vecteur de l’identité taïwanaise ?
La colonisation japonaise peut se diviser en deux périodes principales :
- un moment relativement violente de conquête,
- suivie d’un apaisement, un moment de développement de Taïwan et d’ « acculturation » des populations.2
Dans le récit du Parti communiste chinois, le traité de Shimonoseki de 1895 cristallise les mémoires des traités inégaux. Il est le symbole de la colonisation japonaise et aboutira au massacre de Nankin de 1937 et au « siècle d’humiliation ».3
À Taïwan, un récit mémoriel alternatif peut être observé. Les atrocités de la colonisation japonaise ne sont pas niées. Cependant, l’héritage de la colonisation japonaise n’a pas donné lieu à d’importants mouvements sociaux comme en Corée du Sud avec « les femmes de réconfort ».
La thèse de Taïwan comme « colonie modèle »4 et la hiérarchie de traitement entre les populations Han, les « barbares cuits » et les populations aborigènes, les « barbares crus » est souvent mobilisée. L’incident de Musha par exemple en 1930 aurait permis notamment l’unification d’un sentiment d’appartenance aborigène à une histoire commune.
Émerge ici un premier paradoxe
Alors que le Japon est encore timide à reconnaître les crimes de guerre commis pendant la colonisation et la Seconde guerre mondiale, son image à Taïwan est relativement positive.
Une clé de lecture pourrait se trouver dans la prise en compte des legs coloniaux relatifs plutôt que absolus. Mettre à l’honneur l’héritage japonais, c’est trouver une voie distincte du narratif proposé par la Kuomintang (KMT). Cela distingue l’île de Taïwan de la trajectoire historique de la Chine et donc cela peut s’insérer dans le récit taïwanais.
Taïwan et la Terreur blanche (1947-1987)
De 1945 à 1947, des cadres du Parti nationaliste s’installent à Taïwan, dans l’optique de « récupérer » leur souveraineté sur l’île. Taïwan n’est pas vraiment considérée comme importante. Le traité de San Francisco de 1952 ne mentionne que brièvement Taïwan et déplace la détermination de sa souveraineté à des débats ultérieurs, qui n’auront jamais lieu. La conférence du Caire de 1943 et celle de Potsdam en 1945 n’ont pas de force obligatoire en droit international.
L’administration du Kuomintang s’installe alors que le parti-État se radicalise. Cette radicalisation idéologique, alors que la guerre civile chinoise est toujours en cours, légitime des actes de violence sur les populations civiles, Hans et aborigènes, déjà présentes sur l’île.
L’incident ou massacre 228 de février 1947 va cristalliser les mémoires et symboliquement, amorcer la « Terreur blanche ».
Le terme Terreur blanche est emprunté à l’historiographie française. En 1815, à la chute de l’empereur Napoléon 1er, la monarchie est restaurée. De 1815 à 1816, environ 600 bonapartistes, donc favorables à l’empire, furent traqués et tués par les royalistes.
À Taïwan, la Terreur blanche, dans son sens le plus large, a duré 40 ans. En 1987, elle était la plus longue période d’application d’une loi martiale au monde. Aujourd’hui, elle a été détrônée par Brunei où l’état d’urgence a été décrété depuis 1962.
En 1949, Chiang Kai-shek, suivi d’environ 1 million de Chinois continentaux (外省人– waishengren) s’installent à Taïwan. Ils sont dans l’optique de reprendre le continent. Ils proclament la loi martiale, l’état d’urgence et suspendent la constitution de la république de Chine (ROC). Les libertés individuelles sont mises aux arrêts. Une chasse aux sorcières est organisée pour éliminer les ennemis intérieurs, les communistes, les progressistes et toutes les formes d’oppositions.
En 1955-1956 et en 1958 deux conflits périphériques de la guerre froide font craindre l’affrontement nucléaire dans le détroit de Taïwan. L’influence américaine et le contexte international jouent un rôle essentiel dans la pérennité de l’installation du Kuomintang sur l’île. La guerre de Corée de 1950 à 1953 pousse définitivement les États-Unis à soutenir l’État-parti nationaliste du KMT, au nom de la peur de la « théorie des dominos ».
Les États-Unis auraient voulu que Taïwan se désintéresse du continent. L’alliance avec le KMT n’allait pas de soi. Sa volonté belliciste a pu, selon les époques, contraindre l’allié américain. Ce fut particulièrement visible lors de la deuxième crise du détroit en 1958 (八二三) où Chiang Kai-shek est resté attaché à l’île de Kinmen.
À la mort de Chiang Kai-shek en 1975, son fils Chiang Ching-kuo prend la tête de la ROC. Ancien militant communiste dans sa jeunesse, devenu chef de la police secrète à Taïwan, il a organisé la lutte contre la dissidence pendant la Terreur blanche.
Son style est néanmoins très différent : lunettes sur nez, bonhomie, absence de symboles militaires, costume occidental, etc. Il y a peu de recherches aujourd’hui sur la figure de Chiang Ching-kuo.
Entre conviction profonde et expertise du politique et de la communication, il amorce un assouplissement du régime autoritaire de l’époque. La censure est réduite. La société civile sort de la clandestinité. Chiang Ching-kuo annonce la fin de la loi martiale en 1987.
Il va choisir son successeur. Il donne la mairie de Taipei en 1978 à Lee Teng-hui après lui avoir donné un ministère sans portefeuille en 1972. Bien que fidèle à Chiang Ching-kuo, Lee Teng-hui n’est pas un 外省人 (waishengren) comme l’essentiel des élites du KMT. La figure de Lee Teng-hui est intéressante et primordiale pour comprendre les équilibres et la sociologie politique de Taïwan aujourd’hui.
Lee Teng-hui est né à Taïwan. Il a été élève de la Taihoku Higher School, une des rares écoles où les élites japonaises côtoient quelques Taïwanais triés sur le volet. Dans les études taïwanaises en France, Vladimir Stolojan – Filipesco revient sur ces dynamiques d’intégration et d’exclusion des élites taïwanaises du système éducatif japonais puis chinois, où les récits historiques ont été extrêmement politisés5.
Lee Teng-hui a été un temps communiste. Il a également étudié directement au Japon impérial. Il y a appris le Bushido. Il a servi dans l’armée japonaise comme son frère, mort pendant la guerre aux Philippines. Il est considéré au sein du KMT comme un représentant et un produit de l’histoire complexe de Taïwan.
Alors président depuis 1988, Lee Teng-hui, poussé également par la société civile, va organiser les premières élections libres du pays en 1992 pour le Yuan Législatif. La Chine communiste tente de perturber les élections présidentielles de 1996 et lance une attaque militaire pour empêcher la tenue des élections présidentielles. L’idée d’une Chine démocratique lui est insupportable.
Lee Teng-hui est candidat à sa succession et va à la suite de la troisième crise du détroit, remporter une large majorité des suffrages.
Ainsi, la Terreur blanche se distingue par l’imposition d’un récit identitaire exclusivement chinois, en attente de la réunification avec l’idée d’une grande Chine. Les références à la colonisation japonaise sont interdites et effacées. Les autres corpus d’appartenances sont également proscrits (langues, références ethniques ou aborigènes, etc.). À partir de la fin de la loi martiale, les différentes histoires vont s’affronter et se multiplier jusqu’à nos jours.
1987 et la lente route vers la démocratie
Depuis la mort de Chiang Kai-shek en 1975, la contestation pro-démocratie et pour l’indépendance de Taïwan prend de l’ampleur. L’incident de Kaohsiung, aussi appelé l’incident du Formosa Magazine, a eu lieu en 1979. Cette manifestation a été réprimée durement par le régime de Chiang Ching-kuo. Elle est aujourd’hui considérée comme l’événement fondateur de la création du Parti démocrate progressiste (DPP) en 1986. Après la répression des manifestations de 1979, d’autres suivront.
En 1984, Nylon Cheng, un étudiant de Taipei, militant pro-démocratie fonde le Freedom Era Weekly. Son journal est censuré. Il est arrêté pour appel à l’insurrection en 1989, malgré la levée de la loi martiale. Il refuse de se présenter au tribunal et s’immole par le feu.
La fin de la loi martiale en 1987 ne signifie pas pour autant la fin de l’autoritarisme. L’autoritarisme se définit sur un spectre avec des nuances de degrés. Les premières élections libres se tiennent en 1996. Cependant, il faudra attendre 2000 pour la première alternance politique à Taïwan. Les services de renseignements resteront très actifs envers les militants indépendantistes jusqu’aux années 2000.
À partir des années 2000 et l’arrivée au pouvoir du DPP les débats sur l’identité taïwanaise vont prendre de l’ampleur. Les langues Hokkien, Hakka et l’histoire des communautés aborigènes sont mises à l’honneur. La société taïwanaise est traversée par des phénomènes de justice transitionnelle complexes. Lee Teng-hui formule pour la première fois des excuses officielles pour le massacre de février 1947 en 1995, Tsai Ing-wen formule pour la première fois des excuses pour les 400 ans d’oppression des populations aborigènes en 2016. En 2019, Taïwan est la première nation d’Asie à autoriser le mariage pour les personnes de même sexe.
Jusqu’aux années 1990, bien que l’identité politique des Taïwanais fût distincte de la Chine continentale, l’identité culturelle pouvait, chez certains, se retrouver dans un récit chinois. Ce récit pouvait être flou et non défini, comme ce fut le cas pour le mal nommé « consensus de 1992 ».
Avec le changement de générations et les alternances politiques, une identité taïwanaise distincte s’est progressivement affirmée. Il fait partie intégrante du récit politique mis en avant par le DPP depuis 2016.
L’augmentation des migrations internationales a pu également contribuer au phénomène. L’identité était d’abord définie négativement en opposition à la Chine continentale. Elle a par la suite trouvé des éléments substantiels et a pu se définir positivement. La liberté religieuse, le mariage pour les personnes de même sexe ou la valorisation d’un état plurinational font partie de cette définition. Ces questions sont toujours très vivantes aujourd’hui à Taïwan.
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En guise de conclusion, l’histoire politique et sociale de Taïwan, de la colonisation japonaise à la démocratisation, montre combien la mémoire est devenue une ressource politique, culturelle et identitaire. Les récits se concurrencent et se superposent à mesure que le processus de démocratie se poursuit.
Dans un contexte régional dominé par la montée des tensions avec la république populaire de Chine, la question mémorielle dépasse le champ domestique. Elle devient un outil de diplomatie publique et d’influence et un marqueur de différenciation. En valorisant ses héritages multiples et son parcours démocratique, Taïwan oppose à la Chine continentale non pas une rivalité militaire, mais un récit concurrent : pluraliste et démocratique.
Hugo Plassais, auteur invité Asie21
- FERHAT Samia, LINCOT Emmanuel, « Mémoires taïwanaises : ferment de la réconciliation ou tisons de la discorde ? », IRIS. 1 octobre 2025. À partir de FERHAT Samia & HSIAU A-Chin (dir.), Les liens de la mémoire : Itinéraires taïwanais, presses de l’Inalco, 2024
- MEAD Margaret, Coming of Age in Samoa: A Psychological Study of Primitive Youth for Western Civilisation, 1928
- LOUZON Victor, Comment la Chine écrit son histoire, l’invention d’un destin mondial, Tallandier, 2025
- GANDIL Alexandre, « Chapitre 1 : Kinmen, un angle mort dans le détroit de Formose ? Généalogie d’une construction politique », Kinmen, un archipel entre Taïwan et la Chine, Karthala, 2024 p.37-93
- STOLOJAN-FILIPESCO Vladimir, « D’une assimilation à l’autre : la transition des politiques éducatives japonaises à celles de la République de Chine à Taïwan dans l’après-guerre ». Monde chinois, 2019/2 N° 58, p.42-52.