Maurice Rossin, LaCroix, 1999

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Lorsque son frère Georges, atteint de myopathie, est mort, Maurice Rossin était au Brésil, chargé par un employeur de faire pousser des hévéas et des palmiers à huile. Ses parents ne l’ont pas appelé, malgré l’affection qui unissait les deux frères. Le benjamin n’a appris la nouvelle que plus d’un mois et demi plus tard, en rentrant dans le village de Bourgogne qui l’avait vu naître, Marandeuil, 45 habitants, posé sur les coteaux de la vallée de la Saône qui montent doucement vers la Franche-Comté. Chez les Rossin, on est laconique. L’absent n’a pas tort. Simplement, il n’est pas là.

Au-delà d’un rayon de 25 km, peu importait au père aujourd’hui défunt que son vagabond de fils l’appelât de Singapour ou de Rio de Janeiro. Le petit dernier avait quitté le monde connu, celui des références ancestrales transmises de génération en génération. Il devait se débrouiller seul. Lorsque le jeune homme a été reçu major au concours d’entrée de l’Institut national d’agronomie en 1963, c’est sa mère qui a reçu le coup de téléphone de « l’oncle ». Maurice était aux foins. Le soir, après la soupe de lait froid et le steak, elle lui a transmis la nouvelle en lui demandant ce que voulait dire « major ». « Premier », a-t-il répondu. « Normal », a conclu le père, qui n’avait accepté que son fils poursuive ses études à 11 ans qu’à cette condition. Quand on ferme le ban d’une famille d’agriculteur de neuf enfants, il n’est pas question de reprendre l’exploitation familiale. Il faut chercher ailleurs son destin.

Maurice Rossin revient encore quatre ou cinq fois par an voir sa mère au village. De courtes visites. Sur le siège arrière de la voiture traîne le dernier essai d’Alain Finkielkraut ou un roman d’August Strindberg. Les yeux bleus, le front haut, les cheveux argentés légèrement bouclés, l’imperméable beige, il est, à 57 ans, directeur international de la première coopérative sucrière de France, les Sucreries et distilleries agricoles (SDA), fruit d’une récente fusion entre coopérateurs de l’Aisne et du Loiret. Parmi ses relations figurent un président de la République d’Equateur, un ambassadeur de France sur les rives de la mer Caspienne, un opposant slovaque devenu premier ministre. Son tuteur en Amazonie, François Hardouin, a fait l’Indochine, dévalé le fleuve Niger en kayak, élevé des crocodiles sacrés en Haute-Volta et il vit aujourd’hui paisiblement sur un bateau roulant sa coque sur le fleuve Amazone. D’une main précise, Maurice Rossin dessine sur un bout de papier la courbe ronde que trace le Brésil dans l’océan. Le stylo Mont Blanc trace le grand fleuve et puis deux points : les exploitations qu’il a créées puis gérées de 1975 à 1985.

De la forêt amazonienne

aux couloirs des ministères

Paysan sans terre, mercenaire de l’agroalimentaire, le directeur international de l’Union SDA arpente aujourd’hui les antichambres ministérielles à Prague, Bruxelles ou Ankara mais le sable d’Amazonie, du golfe de Guinée ou du Turkménistan colle toujours à ses pieds. Des champs de coton de Côte d’Ivoire à ceux de la mer d’Aral, il aura joué tous les rôles, ingénieur ingénu, patron briseur de grèves, expert désabusé, croisant les pas démesurés des magnats américains du caoutchouc, refusant la tentation cupide de la cavalcade boursière, butant contre les privilèges de castes, mafias gouvernementales dans les ex-Républiques soviétiques ou groupements d’agriculteurs européens repliés sur de juteux monopoles. « Je suis un obsédé de la création, de l’organisation. Péché d’orgueil ? » s’interroge-t-il. « Le joueur de balafon bat la mesure et le danseur danse à son pas », lui avait un jour glissé un sage des environs d’Abidjan. Sous l’équateur comme sous les latitudes tempérées, le Bourguignon a choisi d’orchestrer sa partition, de mettre en mouvement des « hommes libres ».

En Afrique, haut fonctionnaire envoyé dans les années 60 en coopération, il renvoie dans l’Hexagone les cinq formateurs français placés sous sa coupe. Rien ne l’exaspère plus que les prétentieux imbus de savoir. « Nous devons adapter notre discours aux transferts de connaissances de façon à ce que tout soit compris », explique-t-il. Maurice Rossin apprend aussi l’humilité : l’eau n’est jamais parvenu jusqu’à un barrage qu’il avait fait construire.

En Amazonie, le Français rationnel découvre la jungle. Celle des relations humaines, du libéralisme débridé, du respect arraché par l’argent, la puissance, le savoir, parfois. Après deux années de vaines attentes à Rio de Janeiro, il plonge dans l’enfer vert. En huit ans, il parcourra 8 000 km à pied. Devant, un Indien trace le chemin avec la boussole. Un autre suit avec le fusil. Vient le prospecteur, son carnet à la main, obsédé par la topographie, les sols, la végétation, à l’écoute des mesures prises derrière lui par deux techniciens armés de tarière (une vrille de forage). Un trou à 20 cm de profondeur, un autre à 40-60 cm, le dernier à 80-100 cm. Et puis, « comme mon père », on touche et on sent la terre, on la fait rouler sous les doigts, on mesure le taux d’argile, on observe les racines.

Les tournées se déroulent parfois à deux jours et demi en pirogue du dernier point civilisé. La jungle est parfois hantée par les dernières tribus sauvages qui, en 1988 encore, ont tué à coups de flèches empoisonnées un évêque et deux religieuses qui avaient enfreint leurs coutumes.

Des agriculteurs responsables

plutôt que des salariés

La deuxième tentative est la bonne : c’est à Coca, en Equateur, au pied de la cordillère des Andes, là où l’érosion dépose les derniers cailloux, que Maurice Rossin créé en 1980 une exploitation qui aujourd’hui tourne encore. Cinq mille cinq cents hectares sont plantés au bas du volcan Sumaco. La plus grande plantation d’Equateur compte 120 personnes et un millier de contractuels. De l’arbre à l’usine, les rouages se mettent peu à peu en place lorsque Maurice Rossin dynamite l’édifice. Il veut des agriculteurs responsables, pas des salariés prédateurs. Des hommes libres, pas des esclaves. « Un salarié ne peut vivre en agriculture. Ou alors il faut qu’il vole », affirme-t-il.

Le patron taille donc des lots de dix à quinze hectares dans la plantation, les attribue d’office aux travailleurs pour rendre la production la plus dynamique possible. Les syndicats renâclent, la grève éclate, une alliance contre nature unit l’extrême droite et l’extrême gauche locales qui tentent de monnayer leur non-opposition à cette expérience… révolutionnaire. « Fuera Rossin » (« Rossin dehors »), lit-on sur les murs de Quito, la capitale équatorienne. Le Français, devenu le symbole du capitalisme étranger, tient bon mais ne circule plus qu’entouré de vingt gardes du corps. Pendant plusieurs semaines, la plantation est coupée du monde et approvisionnée par hélicoptères. Il faudra 150 policiers des forces spéciales pour déloger les assiégeants. La grève s’achève au bout de six mois. « Ça m’a coûté dix fois plus que si j’avais payé », commente l’ancien patron de choc. Mais des ouvriers devenus propriétaires continuent de lui écrire et de lui demander d’être le parrain d’un de leurs enfants. Un tiers de ses anciens salariés sont devenus de vrais entrepreneurs, faisant fructifier leur maigre capital.

Revenu sur le Vieux Continent, Maurice Rossin poursuit aujourd’hui ses utopies dans d’incessantes navettes entre Paris, Bruxelles, Saint-Quentin dans l’Aisne et Dobrovice, une usine en République tchèque rachetée par l’Union SDA en 1992. Les planteurs français ont pris position en Europe centrale, dans un pays où l’industrie sucrière était plus compétitive avant la Seconde Guerre mondiale que dans l’Hexagone. Bloquée par le système des quotas qui limite sa marge de progression au sein de l’Union européenne, la coopérative envisage aussi de se développer en Turquie, où la consommation de sucre augmente de 4 à 5 % par an.

La volonté de permettre à chaque pays

de maîtriser sa production

Il y a quelques mois, l’Union SDA a affrété trois avions Boeing 737 pour emmener ses adhérents et leurs épouses en République tchèque. Les agriculteurs français ont rencontré leurs homologues, retrouvé dans les plaines de Bohême des réflexes, des logiques, des ambitions communes. Certains sont retournés en voiture, à vélo. Entre l’Est et l’Ouest, un lien se tisse, vital. « Le jour où nous comprendrons que Prague, Vienne et Cracovie sont des capitales européennes au même titre sinon plus que Bonn ou Bruxelles, le jour où nous reconnaîtrons notre dette envers la culture de ces pays, on fermera enfin cette parenthèse de quarante-cinq ans de rideau de fer dont nous avons outrageusement profité pour nous développer à pleine croissance, sans égard pour cette zone tampon envers laquelle nous n’avons même pas la reconnaissance du ventre », gronde le directeur international.

Le président de l’Union SDA, Philippe Duval, a décidé de laisser aux Tchèques la maîtrise de leur outil de travail. Pas un Français n’a été parachuté aux commandes de Dobrovice. Ce choix ne va pas sans déboires. Mais l’avenir du sucre européen se joue en grande partie à l’Est. La mise devrait être payante, à moyen terme, lorsque la République tchèque aura intégré l’Union européenne.

A moins que l’agriculture de ce pays n’ait été d’ici là rayée de la carte. La grande bataille de Maurice Rossin est d’enrayer l’ultra-libéralisme qui impose des règles selon lui dévastatrices à une économie encore vacillante. Lors des dernières négociations commerciales internationales dans le cadre du Gatt, Prague a dangereusement abaissé ses barrières douanières. Les politiques de soutien à la production étant quasi inexistantes, la République tchèque est devenue le déversoir des produits agricoles européens. La filière « pomme » a été dévastée en quelques mois. Celle du sucre est menacée par les contrecoups de la crise brésilienne, qui a déversé sur le marché mondial des tonnes de sucre bon marché. A ce rythme, une situation ubuesque pourrait se produire : que l’Union SDA vende du sucre en République tchèque, prenant des parts de marché à sa filiale ! Maurice Rossin, qui a recruté pour l’occasion des avocats internationaux, a pesé de tout son poids pour que Prague fasse jouer l’article 19 des accords du Gatt, la clause de sauvegarde qui permet de protéger les secteurs économiques jugés fondamentaux. « Sans vision, on ne fera pas l’Europe, analyse-t-il. Les pays comme la République tchèque ne pourront pas se sortir d’eux-mêmes du guêpier dans lequel le libéralisme les a piégés. Certains leur ont fait croire que le libéralisme les absoudrait de tous les défauts hérités du communisme. Mais ce changement brutal a affaibli les Etats. Drôle de cadeau ! »

De retour en France, Maurice Rossin jette un regard inquiet sur les mutations non assumées des campagnes. En Bourgogne, ses frères et ses soeurs sont devenus comme de nombreux agriculteurs de fins connaisseurs de la politique agricole commune (PAC) et son cortège d’aides et de subventions. La France agricole manque à ses yeux de leaders politiques ou syndicaux capables de tenir un discours de rupture, distinguant entre « les 100 000 producteurs qui suffisent à nourrir la France » et tous les autres dont le pays a besoin pour d’autres tâches, au premier rang desquels l’occupation et l’entretien de l’espace.

Un jour, s’il décidait de prendre son temps, Maurice Rossin se retirerait dans le pays de sa femme, la Norvège, dans une petite maison entourée de cailloux au bord d’un fjord. Son aîné, Eric, né en Côte d’Ivoire, porté sur les épaules dans la jungle amazonienne, s’y est installé. Le second, Nicolas, poursuit ses études à Paris. Les enfants ont rompu avec le train d’enfer imposé par l’insatiable curiosité de leur père. « Il faut imaginer Sisyphe heureux », soupire le forçat.

Jean-Christophe PLOQUIN

Les coups de coeur de Maurice Rossin:

SA DEDICACE

Une carte d’Amazonie montrant les deux exploitations qu’il y a créées.

LE PAYSAGE

Le désert à Petra

« Le désert me fascine, surtout les gens qui y vivent. Un désert est toujours habité. J’ai visité Petra (Jordanie) en solitaire avant que cela ne devienne un lieu touristique. Il y avait toujours un Bédouin surgissant de nulle part. Le désert à Petra est rouge et vire brusquement au noir quand la nuit tombe. Le soir, un monde se ferme. Le matin, un nouveau monde s’ouvre. »

LE PERSONNAGE

Alexandre le Grand

« Enfourchons le modèle pascalien de l’infiniment grand et de l’infiniment petit : Alexandre le Grand et mon père. Le premier est allé jusqu’à Samarcande. Le second n’a quasiment jamais quitté la vallée de la Bèze, en Côte-d’Or. Il est mort dans son lit entouré de maman et de son fidèle ouvrier agricole. Humble jusqu’à la fin. »

LA MUSIQUE

Le « Requiem » de Mozart

« Imaginez le Requiem de Mozart en pleine forêt amazonienne, écouté grâce à un groupe électrogène qui ronronne non loin, avec la croix du Sud qui scintille au-dessus de votre tête. La beauté de l’horreur de la vie. »

LE LIVRE

Le Cantique des cantiques

« C’est l’éternité de l’amour, du plus bel érotisme au plus profond de l’être, un état que je ne comprendrai jamais. Je vais parfois à l’abbaye de Solesmes. J’adore le grégorien. Ce que je préfère, ce sont les cinq minutes de silence à la fin de la messe. Cela vient tellement naturellement qu’on se surprend à s’écouter. »

 

PLOQUIN Jean-Christophe