La guerre en perspective – histoire et culture militaire en Chine

La guerre en perspective – histoire et culture militaire en Chine

Revue Extrême-Orient Extrême-Occident, n°38, novembre 2014

Polémiques polémologiques

Albert Galvany et Romain Graziani

Il existe un préjugé tenace sur la civilisation chinoise avec deux attitudes face à la guerre et à la culture militaire, expliquent les auteurs. D’une part, le paradigme confuciano-mencien où toute forme de violence doit être rejetée au profit d’une attitude morale ; d’autre part, le paradigme parabellum qui intègre l’affrontement armé comme élément constant des rapports entre États et donc qui accepte le principe de la violence légale comme moyen le plus efficace de gérer les conflits. La civilisation chinoise serait réfractaire à toute forme de militarisme. Le pacifisme l’aurait emporté sur toute forme de culture martiale. On retrouve cette image dans presque tous les textes et discours des officiels chinois d’aujourd’hui. Même l’Académie des sciences militaires chinoises considère la culture militaire chinoise de caractère profondément défensif. Or, la conduite et la carrière de Confucius montrent, de façon indiscutable, le caractère martial de ses décisions et sa préférence pour les châtiments punitifs. Comme le rappellent Albert Galvany et Romain Graziani, l’image répandue d’un Confucius opposé à la violence, prêchant la bonté et la justice, n’est fondée que sur un petit nombre de fragments provenant des Entretiens (論語 Lúnyǔ). À partir d’idées fausses dès le départ et largement relayées par certains sinologues, un schéma général d’interprétation s’est mis en place. Alors que les Grecs de l’antiquité auraient opté pour un combat frontal en bataille rangée, les Chinois auraient choisi la ruse, l’approche indirecte et le travail de sape de l’adversaire en amont de tout combat. Pour les auteurs, l’histoire des batailles, des guerres et des invasions en Chine dément lourdement cette merveilleuse efficacité de la « stratégie indirecte » des Chinois. Albert Galvany et Romain Graziani expliquent comment cette polarité Chine-Occident a été construite à partir de deux attitudes stratégiques opposées dès l’antiquité et a servi de modèle global pour schématiser la Chine et l’Occident, l’une allusive, détournée donc efficace, en embuscade, dissimulée, évitant le corps à corps, l’autre directe, argumentant. Ainsi, les meilleurs généraux chinois, contrairement à leurs homologues occidentaux, auraient su éviter le choc frontal et destructeur d’armées en campagne au profit de victoires obtenues sans avoir à livrer le combat. Pour ces sinologues dénoncés, il y aurait une manière essentiellement chinoise de conduire la guerre et les affaires militaires.

La revue présente une récapitulation importante des recherches sur le sujet, ce qui permet de mettre à distance les propos de François Jullien dans le Traité sur l’efficacité – lequel tenait dans une comparaison anachronique entre Sunzi et Clausewitz pour définir une soi-disant opposition entre le bellicisme frontal occidental et la ruse stratégique orientale. C’est important de réaffirmer ce fait évident à savoir que le traité de Sunzi était un ouvrage théorique et idéaliste qui masque la réalité de la guerre en Chine. Ici, les auteurs, qui ont une connaissance parfaite des classiques chinois, démontent les idées reçues prévalant dans l’inconscient collectif depuis trés longtemps. Cet ouvrage dense, qui traite des études militaires, est remarquable de connaissances, d’explications et d’analyses qu’il nous livre. Il se compose de quatre parties (1- La guerre assiégée : la place de l’histoire militaire, avec deux articles de Peter Lorge et David Graff, 2- Stratégie et idéologie : les fondements militaires de la culture classique, partie à laquelle ont participé Albert Galvany et Jean Lévi, 3- Dans les tranchées de la modernité : guerre, histoire et identité avec oleg Benesh et Damien Morier-Genoud, 4- Regards extérieurs : guerres asymétriques, l’orientalisme militaire contre la voie de la guerre en Occident par Béatrice Heuser et Patrick Porter).

Une telle « révélation » sur le passé et sur la tradition en Chine par une revue sérieuse est salutaire et réconfortante. Au XVIIIe siècle, Voltaire passa d’une sinophilie béate à la dénonciation de la tyrannie de l’empire. D’autres penseurs réagirent de même au XIXe et au XXe siècle. La perception de la Chine par l’étranger, phénomène largement piloté par le message officiel chinois, même dans des situations des plus extrêmes, trouve régulièrement un écho favorable dans une partie de l’intelligentsia à l’étranger, en France notamment. Ce fut le cas lors de la révolution culturelle. Le relai a été pris par la suite pour d’autres motifs par le milieu des affaires et de la politique. Le soft power chinois a des capacités de séduction des plus limitées. Il n’empêche que, à chaque fois, il faut payer cher de tels errements avant un réveil qu’on souhaiterait plus précoce. Autre nouveauté et non des moindres par rapport aux situations des siècles précédents : les excès et les effondrements du régime impérial ne touchaient que la Chine elle-même et ses périphéries, mais aujourd’hui, la planète tout entière est concernée et peut en subir les conséquences. Confucius était souvent perçu en Occident comme un sage, pacifiste, unanimiste, non-violent. C’était d’abord le conseiller du prince, d’un prince chinois par nature guerrier pour qui l’ordre interne prime sur tout. Pour les relations avec le monde extérieur au groupe (famille, clan, empire), la fin ou l’enfumage, justifie les moyens. En Chine, il n’y a pas de tradition de réflexion universaliste. Cela prive les Chinois d’un soft power comparable à celui qu’exercent encore des pays occidentaux comme les États-Unis et la France. Les centres Confucius sont d’abord des outils d’influence politique. Après expérience, plusieurs universités occidentales ne s’y sont pas trompées : l’université de Stockholm a décidé de mettre fin à ses relations en juin prochain, comme l’ont fait celles de Toronto et de Chicago.

Michel Jan et Catherine Bouchet-Orphelin, Asie21