Birmanie 2003 : Aung San Suu Kyi visite l’Alliance française de Rangoun

Nous sommes en mars 2003.  La « Dame du Lac », icône de la démocratie, sort de plusieurs années de réclusion à son domicile. Elle ne peut avoir d’activité politique mais peut sortir de sa résidence.  Après avoir pesé les risques d’une invitation à rencontrer des étudiants dans l’enceinte du service culturel de notre ambassade, qui abrite l’Alliance Française, nous décidons de franchir le pas. Rendez-vous est pris un lundi matin à 9 heures dans le secret le plus total.  Seuls l’ambassadeur et son épouse, mon adjoint et moi-même ainsi qu’un des professeurs birmans qui avait été dans l’équipe de la Dame et l’avait payé de quatre ans de prison étaient dans la confidence.

À 9 heures précises, la voiture arborant le fanion de Ligue nationale pour la démocratie  (LND) se présente à l’entrée du grand jardin. Le garde de sécurité est sidéré mais nous lui donnons le feu vert pour laisser entrer notre invitée. Elle est d’une beauté impressionnante, vêtue avec élégance à la birmane, droite comme un i, un port de reine, des yeux noirs perçants exprimant un mélange de bienveillance et de force de caractère.  Elle dégage une aura qui fait penser aux peintures bouddhiques montrant des personnages « habités » entourés d’une sorte de halo transparent. Après un bref échange de courtoisies, je conduis « ASSK » dans la salle de cours où officie le professeur qu’elle connaît.  Je toque à la fenêtre et fais signe à celui-ci qu’elle est là. Il vient ouvrir. 

Je me souviendrai toujours de l’expression de stupeur souriante des étudiants se trouvant sans préavis devant celle qui est depuis des années l’idole de la plupart des jeunes.  Ils se sont levés spontanément et restent debout malgré les invitations à s’asseoir, ce qu’ils finissent par faire.  La dame s’installe à la place du professeur et demande à la classe pourquoi ils sont venus apprendre le français.  Elle les en félicite : la Birmanie a besoin de s’ouvrir au monde et le français est précieux dans l’industrie du tourisme entre autres.  Mais elle ne veut pas d’un tourisme de masse « comme à Bangkok », plutôt un tourisme de découverte.  Elle cite l’exemple du Bhoutan, ignorant peut-être que ce pays délivre des visas à 700 dollars… Ont-ils des questions ?  Des bras se lèvent.  Elle ne peut répondre à tous et invite les étudiants qui seraient libres à la rejoindre à la cafeteria à la fin du cours.  Entre temps, j’ai envoyé un employé de l’Alliance faire le tour des classes pour informer les professeurs de la présence de notre invitée et leur demander de suggérer aux étudiants qui le désireraient de se rendre à la cafeteria pour la rencontrer. 

Je n’oublierai pas non plus ces jeunes Birmans et Birmanes, une centaine peut-être, pour la plupart debout en demi-cercle autour de la fille du père de l’indépendance devenue icône et martyre de la démocratie, l’écoutant respectueusement et posant mille questions.  L’une d’elles est essentielle pour ceux qui fréquentent les universités : faut-il accepter de verser des « épices » aux professeurs, examinateurs et autres fonctionnaires (usage courant) pour pouvoir obtenir son diplôme ? Réponse cinglante : non bien sûr, en aucun cas : cela le dévaluerait et surtout ce serait immoral.  Dans ce genre de corruption, on commence par mettre un doigt, puis vous y passez le bras.  Ne jamais céder.  On finit toujours par gagner.  Le jour viendra où les chaînes qui oppriment notre pays se distendront puis cèderont.  Cela commence déjà.  

Bref une magistrale leçon de vie, pendant plus de deux heures.

Il n’y a pas eu de représailles après ce moment de défi à l’ordre (si on peut dire) établi mais quelques semaines après, elle a échappé à un attentat lors d’une tournée électorale.

Je me dis parfois que si un moment suffisait à justifier ma (longue) carrière dans les échanges culturels, ce serait peut-être ce matin de mars 2003 aux côtés de « La Dame du Lac », au milieu d’une foule d’étudiants venus chez nous, dans une emprise française, dans un pays sous la botte, fêter et écouter celle qui incarne encore aujourd’hui la conscience de leur nation.     Jean Hourcade