Les années fastes

Les années fastes, Chan Koonchung, Bernard Grasset & Fasquelle, 2012

Chan Koonchung
Chan Koonchung

Beaucoup de gens trouveront qu’ « un paradis contrefait est bien meilleur qu’un bel enfer ». Les années fastes narrent l’année 2013 et les suivantes telles que l’auteur les avait imaginées quelques années auparavant. Autant qu’un roman, il s’agit d’un document prospectif. Document écrit par un Chinois né à Shanghai en 1952, qui a grandi à Hong Kong et vit à Pékin. L’ouvrage, le premier de l’auteur a être traduit en français, est interdit en Chine mais lu sous le manteau. Les péripéties qui en occupent les 300 premières pages (sur 408) n’ont qu’un seul intérêt, celui de préparer la réponse à l’énigme posée au début, à la façon d’un policier et de dépeindre le contexte paradoxal d’une Chine en pleine euphorie et celle de citoyens « libres à 90 % » depuis un mystérieux événement.

Résumé de l’exposé du hiérarque He Dongshen

Pourquoi 28 jours avaient-ils disparus dans la chronologie des événements de l’année 2011, deux ans avant que ne débute le roman ? Une amnésie collective bien plus radicale que celles qui avaient suivi le Grand Bond en avant ou le drame de la place Tiananmen. On disait qu’avant ce « trou » dans le temps, la pire crise mondiale avait ravagé le monde, mais que la Chine y avait échappé et que « l’âge d’or » régnait depuis sur la Chine.Lao Chen, le personnage central, habite le Village Nº 2, lotissement du Bonheur, un quartier de Pékin. Parmi ses relations, He Dongshen, homme cultivé et raffiné, est un membre suppléant du Comité central. Un soir, il est victime d’un rapt. Ses agresseurs sont des amis de Lao Chen. Leur raison de vivre est de résister à l’emprise du Parti. Ils veulent notamment savoir pourquoi ces jours de 2011 ont été effacés de la mémoire collective. Chen est entraîné à son corps défendant. Ils risquent la torture et l’exécution s’ils sont découverts. Dans la maison où il est séquestré, He, après unelaborieuse négociation (aboutissant au pacte « vivre ou mourir ensemble »), consent à exprimer son point de vue sur le caractère désormais indispensable du parti communiste chinois pour diriger le pays vers son épanouissement, non sans être évidemment contredit par ses geôliers.

Tentons de résumer l’argumentaire de He, qu’il livre devant une caméra, s’exprimant avec une volonté pédagogique, quelquefois un peu lourde. Il le fait non seulement sans contrainte, mais avec une certaine jubilation, tant son raisonnement lui paraît être d’une essence supérieure. Au point d’ailleurs qu’il ne refuse ni la contradiction ni l’autocritique. Nous sommes donc en 2013, He relate les événements tels qu’ils sont supposés être survenus depuis 2009.

À la suite de la crise mondiale de 2008, le nombre d’émeutes avait sensiblement augmenté dans le pays. He Dongshen avait été appelé à participer à un groupe secret institué au sein du gouvernement central, chargé de mettre au point des stratégies pour maîtriser la situation au cas où les troubles viendraient à être dangereux pour le pouvoir. Différends scénarios de crise avaient été élaborés. He était convaincu qu’une crise mondiale pire que la précédente allait survenir. Mais si la Chine était capable de la gérer adroitement, elle en tirerait le meilleur parti, en lui permettant à la fois d’accéder à la suprématie mondiale et de mettre définitivement fin à un état permanent de trouble larvé dont le chaos serait l’issue inévitable. Pour bien jouer, l’instant à saisir imposait que la situation internationale soit exécrable – c’était le cas – et qu’un « heureux coup du sort » survienne en Chine. Ce que He appelait un « heureux coup du sort » serait une crise majeure déclenchée par le gouvernement qui pousserait le peuple chinois à accueillir dans l’allégresse une dictature sans borne. C’était le but du projet confidentiel concocté sous sa direction, le Plan d’action pour diriger la nation et pacifier le monde vieux slogan néo-confucéen. Le gouvernement l’adopta sous le nom de Plan d’action pour atteindre la prospérité durant la crise.

Il fallait le mettre en œuvre avant l’arrivée au sommet de la nouvelle équipe en 2012, pour éviter les bouleversements qu’entraînent à coup sûr le transfert de pouvoir interne au Parti. La baisse de la valeur du dollar américain faisait craindre chaque jour davantage une contraction excessive des réserves de change chinoises, le danger approchait. Le gouvernement se prépara donc à mettre en œuvre son Plan d’action. Le dollar dévissa vertigineusement le huit du premier mois lunaire, juste après les vacances du Nouvel An. L’heure de l’action était venue ! La totalité des médias annoncèrent que l’économie mondiale venait d’entrer dans une période de crise « de glace et de feu ». La panique saisit la population. Elle se rua sur les biens de première nécessité. Un sentiment de peur généralisée envahit le pays. L’armée, les forces de sécurité et la police étant mises en alerte, l’appareil de l’État ne réagit pas immédiatement, laissant s’étendre le chaos à dessein. Il lui fallait observer la population : jusqu’à quel point les gens ordinaires supporteraient-ils une situation d’anarchie ? Le moment venu, le peuple appellerait le gouvernement au secours pour se placer sous la protection de ce que He, nourri de la lecture de Hobbes, appelait le Léviathan. Après huit jours de saccage et de terreur, de nombreuses provinces s’étant soulevées, les forces d’intervention de l’Armée populaire de libération entrèrent dans plus de six cents villes. Comme prévu, elles furent accueillies à bras ouverts : dans une société modérément prospère, on craint le désordre plus que la dictature. Le même jour, des rations de riz gratuites furent distribuées et on annonça le début d’une répression contre les criminels. Le nombre de morts fut incommensurable, mais l’ordre était rétabli. La difficulté avait été de mesurer correctement l’ampleur de la répression : ne pas laisser la population mécontente par défaut d’autorité sans pour autant provoquer le rejet par excès de brutalité. Le gouvernement devait se garder d’être la seule cible des attaques. Les dirigeants décidèrent que le seul moyen d’arracher la victoire était de pousser le peuple à se faire peur tout seul : peur que le gouvernement ne l’abandonne. Se faire remettre le monopole de la violence légale et faire admettre que l’État-Parti était le seul rempart en cas de crise majeure et seul suffisamment fort pour accomplir de grandes choses. Avec la stabilité, ce dernier point était conçu comme l’un des deux objectifs stratégiques du Plan. Stabilité et grands projets sont en effet nécessaires à la pérennité du Parti, car si un régime démocratique peut, certes, assurer la stabilité, il lui est beaucoup plus difficile de mener à terme de grands projets dans le temps. Le projet immédiat était d’abord de sauver la Chine de la débâcle économique mondiale, ce qui justifiait le traitement radical par la répression, deuxième étape du Plan (battre l’herbe pour effrayer le tigre), comme auparavant, en 1983 (sur l’ordre de Deng Xiaoping), puis en 1989 à Tiananmen. La période de répression passée (elle dura trois semaines), l’économie s’était redressée et le gouvernement avait le champ libre pour mettre en avant de nouvelles mesures politiques. On pouvait passer à la troisième étape. Celle-ci comprenait cinq dispositions.

  1. Ordre était donné aux banques de convertir le quart des avoirs de leurs clients en bons de consommation valables uniquement en Chine, dont un tiers devait être dépensé dans les 90 jours et le reste dans les 6 mois. Une façon de relancer le marché intérieur avec une partie de l’épargne accumulée, en ne touchant que les classes moyennes et sans faire appel au Trésor Public.
  2. La relance de l’offre, pour répondre à la demande stimulée par la mesure n° 1. Ainsi furent abrogées les règlementations imposées aux secteurs de la production et des services, autorisée l’entrée de capitaux privés dans les entreprises et assouplies les conditions de prêt à la consommation, le tout conformément au slogan « les officiels se retirent et le peuple entre en scène ». Les industries tournées vers l’exportation furent reconverties vers le marché intérieur. Ce fut un grand succès. L’idéal fixé : parvenir à la situation qu’avait connue les États-Unis avant 1970, quand la consommation intérieure équivalait à 60 % de leur PIB. Le développement de nouveaux marchés résolvait le problème du chômage et confortait la stabilité du pays tout en mettant la Chine à l’abri de la crise mondiale.
  3. L’autorisation donnée aux paysans de devenir propriétaires de leurs terres. Cette mesure, longtemps envisagée mais sans cesse reportée, trouvait d’autant plus facilement place dans le nouveau dispositif que les paysans, partis en grand nombre en ville – devenue source d’emplois –, avait libéré des terres. Résultat : les paysans restés en place, activement occupés à faire valoir leurs nouveaux biens, oublièrent leurs revendications.
  4. L’annonce d’une répression contre ceux qui n’avaient pas été éliminés lors des trois semaines de terreur initiales (qui avait alors concerné les criminels de droit commun : gangsters, trafiquants, voleurs, hooligans…). Trois cibles furent visées : les auteurs de pots-de-vin et de corruption, les contrefacteurs et les propagateurs de fausses nouvelles destinées à troubler les masses. Cette dernière catégorie permettant d’incriminer n’importe qui, chacun se mit à craindre pour sa vie et se tint tranquille. Les fonctionnaires, en masse, prirent soin de remplir correctement leurs tâches, condition requise pour la réussite des trois premières mesures.
  5. La régulation. Les quatre premières mesures avait stimulé l’économie et engendré une masse importante d’argent en circulation, la demande ayant même, ça et là provoqué quelques ruptures de stock. L’inflation pouvait survenir et mettre les réformes en péril. Il fallait introduire une régulation, en clair, introduire un contrôle des prix, appuyé sur une armée de statisticiens et la puissance de l’informatique moderne. He pensait que là se trouvait le point critique du Plan, le plus soumis à controverse et la mesure politique qui demandait le plus d’expertise technique. Une nécessité en période de transition, faire de l’argent en produisant, tout en supprimant les tendances à la spéculation ou à la thésaurisation (ne pas tolérer les « profiteurs »).

En résumé, du fait de son régime autoritaire, la Chine était le seul pays au monde capable de mettre en place ces cinq mesures simultanément. Alors que l’économie planétaire était en grande difficulté, la direction du Parti, presque moribonde quelques mois auparavant, avait réussi à transformer une crise économique et sociale en une occasion en or. Au congrès du Parti, l’année suivante, le changement de l’équipe suivante se déroula en douceur. He, dont le souhait était d’être nommé secrétaire du Comité central fut déçu, il ne fut promu que membre à part entière du Politburo. Son ironie désabusée lui permit de ne pas se sentir trop égratigné.

À ce point de la « confession », les geôliers avaient admis en eux-mêmes que la situation économique s’était bien améliorée, voire excellente. Par contre le climat politique s’était alourdi, éloignant chaque jour davantage la démocratie constitutionnelle à laquelle ils aspiraient. Voilà ce qui motivait leur résistance désespérée et expliquait l’enlèvement qu’ils venaient de perpétrer. Ils enrageaient d’autant plus qu’autour d’eux, les gens semblaient se satisfaire béatement de la situation. Presque tous estimaient que la société chinoise était enfin, comme on le leur avait tant de fois répété, parfaitement harmonieuse. Lao Chen, geôlier malgré lui, avait autrefois pensé que Taiwan ou Hong Kong ouvriraient la marche. Mais il reconnaissait maintenant que la Chine était en tête. L’âge d’or de la suprématie chinoise était arrivé. Comme lui, dans leur majorité, les intellectuels, « libérés », avaient inversé leur point de vue sur l’évolution en cours. Le système occidental, longtemps considéré comme supérieur, devait désormais tout apprendre de la Chine et suivre son exemple. Il restait naturellement quelques retards, comme celui du revenu net par habitant ou une pollution inquiétante mal maîtrisée, une liberté de parole bridée et des droits de l’homme mal garantis… Mais, bah… Le développement du marché intérieur permettait à la Chine de ne plus pratiquer des prix biaisés par le taux administré de la monnaie pour l’emporter sur les marchés extérieurs. Le renmibi pouvait donc s’apprécier à sa juste valeur, encourageant l’achat de produits importés, les voyages à l’étranger et l’achat d’entreprises hors de Chine. Après avoir été contrainte d’acheter des biens de haute technologie (avions, matériel de précision…) que l’industrie chinoise ne savait pas encore fabriquer, elle était désormais en mesure de produire tous les biens dont elle avait besoin. Par contre il lui fallait chercher à l’extérieur trois ressources essentielles : l’énergie, les minerais et la nourriture. La Chine avait donc conclu des accords de convertibilité des devises avec les plus grands pays marchands de la planète et le yuan y circulait à l’instar du dollar, de l’euro et du yen. Certes, l’inflation atteignait 7 %, mais la croissance s’élevait à 15 % : la Chine était la seule locomotive apte à propulser l’économie mondiale. Les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine s’en étaient rapprochés.

En revanche, concéda He, tout ceci ne permettait pas à la Chine de ravir aux États-Unis la puissance militaire et donc politique. Il ne lui fallait surtout pas suivre l’exemple des l’Union soviétique pendant la Guerre froide en tentant de mener une épuisante course aux armements. Estimant trop élevé le prix à payer de part et d’autre, He jugeait une guerre nucléaire avec les États-Unis plus qu’improbable, tout comme l’envahissement du territoire national. Cependant, pour éviter les malentendus, il était nécessaire que la Chine affiche clairement sa stratégie. Pour atteindre la victoire sans dépendre des seuls militaires, une stratégie globale devait être élaborée : une doctrine Monroe à la chinoise. En clair : l’Extrême-Orient aux Asiatiques, et pour Pékin, l’Extrême-Orient comprenait l’Asie du Nord-Est – y compris Japon et Corée – et l’Asie du Sud-Est. La Chine, les États-Unis et l’Europe pourraient maintenir chacun sa propre sphère d’influence, sans interférences mutuelles et prospérer de concert si seulement les États-Unis voulaient bien quitter l’Extrême-Orient. La paix serait ainsi garantie pendant l’ascension de la Chine. Tirant bois et hydrocarbures d’une Russie en déclin, la Chine vivrait dans une coexistence pacifique. Ainsi rassurée sur sa stabilité à long terme, il lui resterait une initiative clef : former une alliance avec le Japon. L’impérialisme américain en Asie ne pouvait disparaître que si le Japon, ayant quitté les États-Unis, rejoignait le bloc asiatique. Pourrait alors commencer un nouvel ordre mondial post-occidental et post-race blanche. Les États-Unis et l’Europe n’auraient d’autre choix que d’accepter la situation. La puissance militaire effective du Japon –bien supérieure aux chiffres publiés, l’amenant en second après les États-Unis – et sa proximité géographique ne laissaient à la Chine d’autre alternative que d’afficher son amitié avec le Japon. Profitant de la faiblesse récurrente de l’économie japonaise et sous la menace de représailles – limiter l’entrée des entreprises et produits japonais sur le territoire –, la Chine avait obtenu que le Tokyo renonce au protectionnisme. Ce fut le déclic qui, faisant de la Chine le premier partenaire économique du Japon, avait permis à l’économie japonaise de se rétablir. Au nom du libre-échange, les deux nations furent alors en mesure de défier l’ensemble des économies américaine et européenne. Devant ce succès, la Corée et d’autres pays asiatiques souhaitèrent la création d’un marché commun asiatique auquel se rallièrent les pays membres de l’APEC. La circulation des personnes se libéralisa. De nombreux retraités japonais, profitant de coûts plus faibles que chez eux, émigrèrent en Chine, tandis que des jeunes gens de qualité, venant de Chine et de différends pays d’Asie allèrent renouveler la population déclinante du Japon. Ceci signifiait que la Chine et le Japon avaient enfin effacé leur inimitié passée et entamé une coexistence pacifique à l’instar de la France et de l’Allemagne après la seconde Guerre mondiale. Un Traité de sécurité mutuel et de non-agression apaisait les inquiétudes du Japon car il ne lui demandait pas d’abroger son Traité de défense mutuelle avec les États-Unis, ni avec l’Australie ou l’Inde. De cette façon, la Chine obtenait que le Japon n’abolisse pas sa « constitution pacifique » et ne se lance dans une course aux armements. Ce Traité sino-japonais empêchait la Corée du Nord de brandir la menace nucléaire contre le Japon, puisque si celui-ci était attaqué, la Chine devrait venir à son secours. Tokyo ne pourrait plus se prévaloir d’une menace nord-coréenne pour justifier son militarisme. Le Japon proposa que diverses îles disputées jusqu’alors, dont Diaoyutai Senkaku, soient exploitées en commun sous forme coopérative, un modèle proposé aux autres pays riverains de la mer de Chine du sud. La doctrine Monroe d’Extrême-Orient et le Traité sino-japonais avaient eu beaucoup de succès au Japon, car c’était une gifle donnée aux Américains, les seuls à avoir envahi le Japon, une vengeance par procuration qui les lavait de la honte d’avoir été vaincus.

Ses geôliers avaient écouté He avec attention. Ils exprimèrent leurs objections. Si la Chine était rentrée dans une telle ère de prospérité, pourquoi les dirigeants du pays étaient-ils, après 60 ans de pouvoir, incapables de gouverner selon les règles de Droit et foncièrement opposé aux vraies réformes politiques ? Comment imaginer que la dictature du Parti unique puisse résoudre la corruption interne à ce même Parti ? Comment croire un Parti qui, en permanence, travestissait l’Histoire et la réalité ? Comment parler de suprématie et de prospérité alors que la dégénérescence morale marquait une nation qui se targuait naguère de son honnêteté ? Comment avoir le front de parler de bien-être de la population alors que l’environnement avait été massacré sans état d’âme, d’évoquer le développement d’échanges équilibrés avec le Tiers-monde alors que la Chine exploitait sans scrupule ses ressources, n’améliorait en rien l’emploi en n’y faisant travailler que des Chinois et piétinait les droits des habitants en soutenant des dirigeants corrompus ? Comment osait-on parler de puissance alors que la moindre critique était jugée dangereuse ? En résume, accomplir de grandes choses ne signifiait pas en accomplir de bonnes. 

He les avait écouté avec un sourire cynique : « Vous êtes encore bien en dessous de la réalité ! J’en sais infiniment plus que vous… des choses bien plus terribles et absurdes. Mais je suis sûre d’une chose, c’est qu’il n’y a pas d’autre voie pour que la Chine soit meilleure demain qu’elle ne l’est aujourd’hui ». En d’autres termes, pouvait-on remplacer par un autre système la dictature du Parti dans une Chine capitaliste aux caractéristiques socialistes ? La Chine aurait-elle pu s’élever si vite et rester sous contrôle sans une dictature de parti unique ? Pour se perpétuer, une dictature doit étouffer la liberté de parole et anéantir ses opposants. He concédait que le régime, tel qu’il était, était incapable d’éliminer sa propre corruption puisqu’elle lui était intrinsèquement liée. S’il avait pensé différemment lorsqu’il avait 20 de moins, il n’avait aujourd’hui plus foi dans le système démocratique. Il était bien conscient que, depuis 1989, le Parti n’avait plus d’idéal et ne régnait que pour se maintenir au pouvoir. Et ses dirigeants ne se maintenaient au pouvoir que pour veiller à leur enrichissement. Il fallait se contenter de maintenir le statu quo et de continuer à se développer en douceur. Ayant en tête le visage de quelques dirigeants, He affirmait que des réformes seraient nuisibles, car elles déboucheraient sur une dictature fasciste, faite d’un mélange de populisme, de nationalisme et de traditionalisme à la chinoise. Le régime actuel parvenait à protéger le pays des folles ambitions de ceux à qui il pensait. Son devoir à lui, He, était d’empêcher de tels personnages, venant de l’extrême droite du Parti et représentaient le Mal absolu, d’accéder au pouvoir. Les assouplissements récents, comme l’abolition des contrôles et l’incitation à la concurrence, avaient réduit l’espace de collusion qui existait entre bureaucrates et hommes d’affaires et diminué les chances des officiels de se créer une rente durant leur carrière. Menacés, les corrompus avaient formé une faction qui guettait la moindre faiblesse de l’équipe dirigeante. Deux points de fragilité étaient apparus, la signature du traité avec le Japon et une apparente légèreté à l’égard des litiges frontaliers. Les ambitieux savaient qu’il suffirait de jeter l’huile sur le feu pour que l’équipe dirigeante perde son crédit. Le nationalisme chinois ferait le reste. La Chine passerait pour un pays agressif. La théorie de la menace chinoise amènerait les autres pays à se préparer aux hostilités. Ils cesseraient de croire à la volonté affichée de développement pacifique du gouvernement. Les dirigeants seraient condamnés à l’intérieur comme à l’extérieur. Entretemps, le déclin de l’Occident avait donné raison aux accusations à l’encontre de la faction libérale d’être pro-occidentale. Ses membres jugèrent préférable de se rallier aux dirigeants autoritaires et pragmatiques et leur venir en renfort contre les extrémistes. Ils étaient maintenant convaincus, comme He, que le modèle chinois en cours était la meilleure option possible. Ceux qui s’obstinaient à conserver leurs convictions libérales étaient dangereux pour la stabilité et devaient être réduits au silence.

He avait été ravi de pouvoir s’épancher de la sorte dans cette interview marathon, comme il n’aurait jamais pu le faire en public. Il en était au point où il ne put s’empêcher de dévoiler un secret d’État pour montrer à son auditoire quels dangers pouvaient surgir du sein même des cercles du pouvoir. 

Il leur apprit que, récemment, un groupe terroriste avait tenté de faire sauter une usine chimique de l’État. Ses membres avaient été abattus dans l’action. L’enquête avait révélé qu’il s’agissait de jeunes gens sortis des meilleures universités et appartenant à des familles proches de certains dirigeants. De ceux qui, précisément, souhaitaient l’échec de la politique de modération en cours. L’usine fabriquait une substance euphorisante indétectable qui, versée dans le réseau d’alimentation en eau potable* expliquait la soumission béate de la population et l’acceptation sans murmure des faits et gestes du gouvernement, comme par exemple, le traité avec le Japon. Ces terroristes, bras armés de la fraction fasciste des dirigeants, voulaient, au contraire, que le caractère martial et un esprit combatif puissent l’emporter sur la compassion. Ainsi, rien ne serait cédé du territoire national revendiqué et la suprématie de la Chine, appuyée sur la puissance militaire serait reconnue dans le monde entier, de gré ou de force. Ces terroristes qui voulaient contraindre le sort étaient des inconscients. Leur disparition avait été camouflée en accident. Quant au temps escamoté de la terreur initiale, il s’expliquait par l’amnésie naturelle de populations dont l’information ne découlait que des médias sous contrôle et, précaution supplémentaire – modernisation oblige –, par la substitution d’éditions numérisées, faciles à maquiller, aux quelques documents écrits qui pouvaient subsister dans les bibliothèques et les administrations. Pourquoi le peuple chinois avait-il oublié ces événements ? He avouait lui-même l’ignorer.

Tout comme le fluor dans l’eau de boisson permet de lutter contre les caries dentaires.

Le jour s’était levé. Selon les termes de la négociation du soir précédent, He était reparti tandis que Lao Chen envisageait de se réfugier chez des amis habitant au Yunnan, près de la frontière, où l’eau vient du puits et non du robinet.

Commentaires

L’auteur fait explicitement références à deux romans d’anticipation bien connus :

  • „1984, où G. Orwell montre les conséquences néfastes d’une idéologie dont les prémisses sont perceptibles ;
  • „Le meilleur des mondes, où A. Huxley feint de penser que les individus sont conditionnés pour être de bons consommateurs et de parfaits acteurs de la vie sociale. Ils sont heureux de leur sort grâce aux comprimés de soma qui leur sont distribués à la fin de leur journée de travail. Le titre est emprunté à Voltaire qui met ce slogan dans la bouche de Candide, pour qui « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles », destiné à tourner en dérision le concept d’harmonie préétablie de Leibnitz (si Dieu existe, il a, par nécessité, pu, voulu et su créer le moins imparfait de tous les mondes imparfaits ; le monde le mieux adapté aux fins suprêmes).

Ce roman documentaire n’apprend rien de nouveau sur les coulisses du pouvoir communiste chinois. Son intérêt est d’avoir été écrit par un Chinois vivant à Pékin et destiné à apporter à ses concitoyens (plus qu’aux étrangers mieux informés) un éclairage sur la nature, les motivations et les pratiques restées généralement opaques du pouvoir. Il semble que l’anticipation, minime en fait, n’ait été choisie par l’auteur que pour lui permettre de prétendre à la « fantaisie », tout en peignant une quasiréalité.

Rémi Perelman, Asie21