Mémoire sur l’Inde (1786), Les opérations diplomatiques et militaires françaises aux Indes pendant la guerre d’Indépendance américaine

Mémoire sur l’Inde (1786),

Les opérations diplomatiques et militaires françaises aux Indes pendant la guerre d’Indépendance américaine, Piveron de Morlat, juillet 2013

Texte édité avec introductions, notes, glossaire et index par Jean-Marie Lafont., Riveneuve éditions, 2013, 477 pages

En 1786, le 26 juillet exactement, le marquis de Castries, ministre de la marine et des colonies, reçoit de la part d’André Piveron de Morlat un mémoire sur la mission que ce dernier venait de remplir en Inde pendant quatre ans comme envoyé spécial, c’est-à dire ambassadeur, auprès du souverain de Mysore, allié de la France. C’est ce document, un manuscrit de 450 pages conservé en un seul exemplaire au Service historique de l’armée de terre (SHAT) au château de Vincennes qui est présenté ici dans son intégralité.

Avec ce mémoire, Jean-Marie Lafont nous ouvre une passionnante page d’histoire sur cette période de grand affrontement entre la France et la Grande Bretagne qui a abouti à la guerre d’Indépendance américaine, mais aussi à des interventions dans les territoires de l’Inde dont on connaît moins l’ampleur et les enjeux. Certes, on sait que Suffren s’est illustré sur la côte Coromandel et à Trinquemalé, mais les faits d’armes terrestres ont été, semble-t-il, oubliés ou occultés. Tout cela est bien ancien maintenant et on peut se demander quel était l’objectif de la France après la destruction complète de Pondichéry en 1761 et la mise à sac en 1778 de la même ville alors en cours de reconstruction. Ce livre nous incite à une réflexion sur la politique étrangère de la France de l’Ancien Régime à quelques années de la tourmente révolutionnaire.

Mais tout d’abord, laissons-nous prendre par ce destin peu banal de Piveron de Morlat. Procureur général au Conseil supérieur de Pondichéry en 1778, il eut la charge délicate de gérer au mieux les intérêts des résidents auprès des autorités d’occupation après le siège de la ville. C’est à cette occasion qu’il rencontrera le souverain de Mysore, Hayder Ali, le seul allié de la France contre l’East India Company. En 1781, il s’embarque pour l’Ile de France d’où il compte rejoindre la France. Le vicomte de Souillac, gouverneur des établissements français au-delà du Cap de Bonne Espérance, résidant alors à l’Ile de France, lui demande d’accepter une mission importante : retourner en Inde rejoindre Hayder Ali pour lui annoncer l’arrivée d’une escadre et d’une force armée françaises pour lutter contre les Anglais. Il accepte, rejoint le souverain de Mysore qui le reçoit comme Agent de la France, c’est-à-dire ambassadeur.

Ce sont les quatre années de cette mission, quatre années d’aventures, qui font la matière du mémoire. La tâche de Piveron de Morlat sera particulièrement difficile. Il est le plus souvent seul et ses liaisons avec les autorités militaires ou administratives françaises sont en général longues et incertaines. Comment persuader le sultan que les troupes promises par la France vont arriver ? D’autant plus que de ce côté-là, rien ne se passe comme prévu : les troupes que doit amener et commander Bussy auront plus d’un an de retard et seront décimées et affaiblies par la maladie (Bussy lui-même fut atteint) ; les hommes du général Duchemin, qui ont établi une tête de pont à Cuddalore pour accueillir ces troupes, n’interviennent pas dans les actions militaires ; Suffren présent sur mer doit retourner à l’Ile de France pour accueillir et les faire passer en Inde Bussy et ses hommes qui sont encore loin d’arriver. On comprend l’impatience et les doutes d’Hayder Ali devant des promesses qui ne se concrétisent pas. Dans ces conditions, Piveron de Morlat arrive à convaincre Suffren de surseoir son départ pour l’Ile de France et organise une rencontre du bailli avec le sultan. La confiance est rétablie. Nous sommes à la fin du mois de juillet 1782. Hayder Ali attendra près de Cuddalore les renforts français si espérés.

Le 7 décembre suivant le sultan meurt. Les difficultés s’accumulent. On cache le plus longtemps possible la nouvelle du décès et l’on fait venir le fils que le sultan avait désigné comme successeur, mais dont l’avenir politique pouvait être problématique. Il s’agit de Tippou Sahëb qui devient donc Tippou Sultan. Piveron de Morlat parvient à nouer des liens de confiance avec le nouveau souverain dont les qualités militaires sont indéniables, mais dont le caractère ne rend pas les relations particulièrement faciles. Notre ambassadeur saura maintenir cette confiance malgré les intrigues du parti anglais dans l’entourage du souverain ; il saura aussi le conseiller dans des moments délicats et faire en sorte que la parole de la France ne puisse être mise en doute.

Tippou Sultan ne peut attendre les renforts français car ses territoires de la côte Malabare subissent une pression dangereuse de la part de l’East India Company. Dans cette partie du pays, il peut compter sur des troupes franco-indiennes intégrées à son armée et dirigées par Georges-Louis Bouthenot et Démotz de La Sale (connu sous le nom de général de Lallée ou Lally). Il rejoint donc son armée de l’ouest et reprend l’avantage sur ses adversaires. Piveron de Morlat l’accompagne.

En mars 1783 Bussy arrivait enfin à Cuddalore, mais avec un contingent d’hommes réduit et y attendait avec impatience des renforts. La nouvelle de cette arrivée combla de plaisir le sultan qui envoya notre ambassadeur auprès du général pour le mettre au courant des opérations qu’il engageait du côté de Mangalore et l’informer des projets de coopération avec les troupes françaises dès que ces opérations seraient terminées. Piveron partit le 21 mars et rejoignit Bussy le 18 avril.

Le mois suivant, Piveron de Morlat, muni d’un courrier de Bussy, reprenait la route pour rejoindre le sultan sur la côte Malabar. Il fallut plus de six semaines pour rejoindre la côte occidentale dans des conditions particulièrement difficiles dues au terrain détrempé par la mousson. Mais ce sont les conditions de sa mission auprès de Tippou qui vont prendre une tournure plus que délicate, car au moment où le sultan allait reprendre sa citadelle de Mangalore grâce à l’action de Bouthenot et de Lallée, notre ambassadeur apprend de la bouche même du souverain l’information du cessez-le-feu entre la France et l’Angleterre en préliminaire de ce qui allait devenir le traité de Versailles. La nouvelle est confirmée par l’arrivée d’un courrier de Bussy. On peut imaginer les trésors de qualités de négociateur qu’a dû déployer Piveron dans de telles circonstances : faire honorer un engagement pris entre deux pays pour une guerre qui se déroulait en Amérique et qui ne concernait en rien notre allié en Inde. Ce fut certainement une prouesse qu’accomplit l’envoyé des autorités françaises de maintenir malgré tout la confiance du sultan dans la parole de la France. Malgré les manœuvres de Tippou pour débaucher à son profit les hommes de Bouthenot ou de Lallée et pour contourner les règles du cessez-le-feu, Piveron lui apporta toute son aide dans les rudes négociations engagées à cette occasion entre le souverain de Mysore et les représentants de l’East Indian Company.

La réussite de Piveron de Morlat, malgré tous ces événements, toutes les difficultés de transmission, toutes les chausse-trapes auxquelles il était exposé, ce fut de conserver chez le sultan l’estime que ce dernier avait placé dans la parole de la France et dans son art militaire. Le Mémoire sur l’Inde se lit avec beaucoup de plaisir et avec un intérêt soutenu. Ce document écrit pour un ministre nous est mis sous les yeux et nous ne pouvons qu’être admiratif pour une langue qui, à plus de deux siècles de distance, nous paraît très actuelle ; pas de sécheresse administrative, mais pas non plus d’emphase. C’est un document qui mérite d’être connu ; il est accompagné ici d’une introduction indispensable et remarquable de Jean-Marie Lafont qui rafraîchit nos notions d’histoire ou, sans doute assez souvent, nous les apprend. Le texte lui-même est étayé d’un appareil de notes et d’indications qui nous rend vivants les personnages, les lieux et les problèmes auxquels est confronté notre auteur.

Pour celles et ceux qui connaissent et aiment l’Inde du sud, c’est un véritable plaisir de voir s’animer une histoire dans des lieux assez familiers comme Cuddalore, Bahour, Gingy, Dindigul, Tranquebar, Negapatnam, Porto-Novo, Chinglepet et de retrouver dans ces lieux des figures célèbres comme Suffren, Bussy ou Souillac. Ils ont tous leur rue à Pondichéry et le Mémoire les fait revivre. Pondichéry qui, pour des raisons que le contexte rend évidentes, est restée à l’écart de ces événements, reçoit finalement Bussy en 1785. Le général est venu se reposer et, très rapidement, mourir, fermant là la boucle d’un destin hors pair qui avait débuté pour lui plus de trente ans auparavant par sa collaboration avec Dupleix, puis par la protection qu’il avait apportée au Nizam.

De toute cette vie qui nous est rendue de ces quelques années, nous retiendrons aussi les marques de l’esprit du siècle que ces « expatriés » transportaient avec eux. Nous devinons la morgue aristocratique de certains personnages, le degré de considération accordé non pas toujours au mérite mais à la “naissance“, même si la conduite des intéressés n’est pas toujours à la hauteur de cette naissance. Mais il faut aussi remarquer des gestes d’humanité comme la distribution de vivres aux populations pendant une période de famine. Ce fut notamment le fait de Suffren ; cet homme connu pour ses “coups de gueule“ et la férocité de ses algarades savait aussi être tout simplement un homme.

Ce livre fourmille d’indications et d’observations qui nous renseignent beaucoup sur cette période. On ne peut trop conseiller de le lire, car, outre le savoir qu’il nous apporte, il invite à nous poser plusieurs questions sur nos ancêtres à la veille de la Révolution française, et d’abord pourquoi engageaient-ils des opérations militaires en Inde et en Amérique ? Dans les deux cas, il s’agissait d’apporter un appui militaire à un Etat en gestation, les Etats-Unis d’Amérique, ou à un Etat existant, le Mysore. La France de l’Ancien Régime apportait cet appui pour contrer la montée en puissance de la Grande Bretagne, mais sans aucune prétention territoriale, ni en Amérique, ni en Inde. Pour les Etats-Unis, cela ne fait aucun doute ; mais pour l’Inde c’était une volonté de la France que l’on oublie souvent : Dupleix avait été rappelé pour avoir amorcé une politique de prise de pouvoir territorial (que les Britanniques imitèrent avec le succès que l’on sait) et l’alliance avec le sultan de Mysore ne prévoyait aucun avantage de cette sorte. C’est une idée qui peut nous paraître surprenante, mais la France de l’époque n’avait aucune idée expansionniste outre-mer. C’est dans le courant du XIXe siècle que l’idéologie colonialiste se développera et c’est d’ailleurs vers les années 1880 que la mémoire de Dupleix sera « réactivée » par une certaine presse pour exalter la « vocation » colonisatrice de la France.

Il n’empêche : l’Ancien Régime de la France, avec toutes ses contradictions, n’avait aucune ambition territoriale dans ces deux guerres, l’américaine et l’indienne, pour lesquelles elle avait engagé tant de moyens humains et financiers. Le Trésor de la France était exsangue et ces deux opérations ont certainement contribué à rendre inéluctable la réunion des Etats Généraux.

Le Mémoire sur l’Inde est donc passionnant car il fait revivre des hommes qui, tout différents qu’ils soient de nous sur certains plans, sont nos semblables sur bien des points. Il nous incite à méditer sur le passage du temps et l’évolution des situations. A l’époque, personne n’aurait parié sur une unité politique de l’Inde et pourtant, 160 ans plus tard, l’Inde devenait une entité indépendante et elle prend actuellement, avec des fortunes diverses, une place de premier plan sur l’échiquier mondial.

Une abondante illustration iconographique ajoute une qualité particulière au livre.

Autant de raisons pour lire cet ouvrage et passer de bons moments de lecture avec des hommes qui ne peuvent nous laisser indifférents.

Roland Bouchet, CIDIF

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Piveron de Morlat, rentré en France en 1786, eut encore des activités officielles : il fut chargé par Louis XVI d’organiser le séjour de l’ambassade que lui envoya Tippou Sultan en 1788. Il intervint en 1796 auprès du Directoire pour inciter le gouvernement à soutenir le sultan. En 1798 Bonaparte part pour l’Egypte et demande à Piveron de le rejoindre au Moyen-Orient. Les événements ne permettront pas la rencontre. A sa mort en 1813, Piveron était dénué de toute ressource.

Dans le même ordre d’idées, il faut noter que le grand commis que fut le Vicomte de Souillac est décédé en 1803 sans avoir fait fortune.