EAST ASIA PROSPECTIVE STUDIES WORKSHOP

 Un récit de prospective-fiction[i], de Silvestre Bréaumont, 2010

 Genève, samedi 6 septembre 2007

Il y avait agitation, ce samedi 6 septembre 2007 en fin d’après-midi, au Crowne Plaza Hotel de Genève. On attendait trois délégations, chinoise, japonaise et russe. Il n’y avait pas eu d’annonces officielles, la rencontre, hors du siège européen de l’ONU, l’ancien Palais de la société des nations, était d’ordre privé bien que les participants fussent presque tous des hauts fonctionnaires des pays concernés. Le parrainage officiel de cette rencontre associait trois organes de presse proches du pouvoir, le Rénmín Ribao (人民日报, Le Quotidien du peuple) pour la Chine, le Nihon Keizai Shimbun ou Nikkei (日本経済新聞 Japan Economic Times), Izvestia (Известия, Les Nouvelles) pour la Russie, représentés par leurs directeurs adjoints, respectivement Jiāng Yeng-Wang-Yeh, Tôgashi Hideaki et Sergueï Chvydkoï. Au Crowne Plaza, la réunion, prévue pour commencer lundi matin et durer deux jours, était sobrement affichée dans le hall d’entrée « East Asia Prospective Studies Workshop, 1st Floor, Meeting Room Pontresina ». Au dessous, une citation de Gœthe en français : « Les événements à venir projettent leur ombre avant eux ». L’horaire était serré : 8h30-12h30 ; 13h30-18h30. Buffet dans la salle voisine. Bref, du travail et non du tourisme. Les délégations comprenaient chacune huit membres strictement définis lors des conversations préalables : outre deux diplomates, le chef de délégation et son adjoint, un officier supérieur, deux ingénieurs généraux l’un chargé des infrastructures, l’autre, des questions d’énergie, un représentant du ministère des finances et deux industriels. 

Chine 

– chef de délégation : M. He Xie, Directeur, Département des Affaires d’Asie

– adjointe, Mlle Li Shān, secrétaire des Affaires étrangères

– un représentant du ministère de la défense, Général Zhū Chen (Unité 8139[ii])

– ingénieur général chargé des infrastructures, M. Sòng Da

– ingénieur général chargé des questions d’énergie, Mme Wèi Fu-Hsi

– un représentant du ministère des finances, M. Luó Chang

– deux industriels, M. Tián Xun (agro-alimentaire) et M. Dǒng Shang-Ti (mines)

Japon

– chef de délégation M.Oseko Koichiro, Directeur, Bureau des affaires asiatiques

– adjoint, M.Terazawa Yoichi, Sous-Directeur, Bureau des affaires européennes et d’Océanie

– un représentant de la défense, Général Shimazu Akizumi (Bureau du Renseignement)

– ingénieur général chargé des infrastructures, M. Kuwayama Fujitaka

– ingénieur général chargé des questions d’énergie, M.Omura Ichiro

– un représentant du ministère des finances, Mlle Kawada Akeko

– deux industriels, M. Kinoshita Junichi (électronique) et M.Kagawa Kintsune (nucléaire)

Russie

– chef de délégation M.Ivan Chtchedrine, Ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la Fédération de Russie auprès de la République française, Ordre de Saint-Georges de première classe

– adjoint, M. Yuri Boïtchenko, Ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la Fédération de Russie auprès de la Confédération Suisse et la Principauté de Liechtenstein

– un représentant de la défense, Général Andreï Kirianov(Garde-frontières)

– inspecteur général chargé des infrastructures, M.Valentin Eremenko

– ingénieur général chargé des questions d’énergie, Mme Vera Zolotoukhina

– un représentant du ministère des finances, M.Viktor Sobolev

– deux industriels, Mme Antonina Moukhina (transports) et M.Dmitri Foursenko (métallurgie)

Dès le dimanche 7 septembre, un déjeuner de travail réunissait en effectif réduit les chefs des délégations et leurs adjoints pour faire connaissance et évoquer les questions à débattre ainsi que les directeurs adjoints des trois organes de presse, à qui le rôle de modérateurs serait dévolus lors des séances de travail. Se trouvaient donc autour de la table Mlle Li Shān, MM. He Xie, Oseko Koichiro, Terazawa Yoichi,Ivan Chtchedrine, Yuri Boïtchenko, Jiāng Yeng-Wang-Yeh, Tôgashi Hideaki et Sergueï Chvydkoï. Après les échanges de cartes de visite et les amabilités d’usage, l’apéritif ayant détendu les convives, M. Jiāng Yeng-Wang-Yeh, en tant que doyen d’âge avait été promu président du déjeuner de travail, le résumé des débats serait confié au tandem nippo-russe. Après les hors-d’œuvre, Jiāng donna la parole à He Xie :

– Chers amis, nous avons le plaisir d’être réunis dans ce cadre agréable pour engager une réflexion qui va sans doute bouleverser bien des données géopolitiques établies dans les chancelleries et les think tanks du monde entier. Je rappelle d’abord que nous sommes réunis pour terminer pendant les deux jours à venir un travail préparatoire engagé à l’initiative de nos gouvernements respectifs il y a un an environ par divers bureaux d’études. Ceux-ci ont eu pour tâche d’établir les trois contributions nationales, puis de faire s’exprimer, dans le cadre d’ateliers restreints, des points de vue particuliers – administrations, spécialistes des infrastructures, de l’énergie, des industries… Sur ces bases, il nous revient d’établir un document synthétique. Ceci nous donne une lourde responsabilité et je suis sûr que nous mettrons toute notre énergie dans ce travail commun. En avant-première, notre déjeuner de travail et d’amitié devrait nous permettre de faire connaissance et d’échanger nos points de vue non sur le fond, mais sur la méthode de travail que nous propose le document préparatoire transmis à chacun d’entre nous il y a une quinzaine de jours. À ce propos, je voudrais remercier en notre nom à tous les pilotes de ce document remarquable, nos amis de la presse ! Je suis sûr qu’ils vont conduire nos travaux avec efficacité dans un climat d’amitié pour définir les pistes d’un avenir brillant pour notre région. Chers collègues, j’ai trop parlé. Je crois que mes honorables alter ego, monsieur Oseko et monsieur Chtchedrine, souhaitent prendre la parole. 

– Je vous remercie, dit monsieur Oseko. Effectivement, j’aimerais vous faire part de mes premières réflexions. Leur point de départ est une constatation d’une grande banalité. L’actualité du monde donne lieu à un torrent incessant de commentaires bavards et foisonnants que les médias nous servent à satiété et dont l’abondance et l’insipidité finissent par anesthésier le sens de l’observation du commun des mortels. L’urgent – remplacé dès le lendemain par plus urgent – masque l’important en brouillant la signification des phénomènes. La difficulté est de discerner, dans ce torrent absorbé dans l’urgence, les signaux faibles dont la répétition et la convergence laissent penser qu’ils sont porteurs d’avenir. Cette difficulté est rendue plus redoutable par le fait que dans chacun de nos trois pays, les lunettes d’observation sont différentes. Ce sera pourtant notre responsabilité que de mener cet exercice de prospective, destiné à inspirer d’une manière cohérente nos chefs d’État respectifs. Nous transporter en 2030 va sans doute nous faciliter la tâche en nous libérant des contingences passagères et des préjugés ordinaires, sans nous envoyer pour autant dans un futur indiscernable et l’irresponsabilité. Depuis le début de ce siècle, chacun d’entre nous, pour sa part, n’a pas manqué de repérer ces signaux qui sont susceptibles de « faire système », au fil des ans. Certains vont engendrer des tendances lourdes, dont un petit nombre s’écarteront des évolutions qui suscitent les commentaires habituels. Je rejoins là tout à fait ce que vient de nous dire monsieur He. 

– Pour ma part, je crois qu’il a été de bonne méthode de consacrer un peu de temps à l’énumération d’un certain nombre d’obstacles de nature bilatérale – pour les exorciser – sans chercher d’ailleurs à les aplanir, ce n’est pas de notre ressort, dit Ivan Chtchedrine. Il faut en effet expurger les miasmes du passé pour nous projeter sans arrière-pensées vers l’avenir. Sans quoi, nous risquons des procès d’intention larvés ou des blocages masqués. Considérons donc que la chasse aux non-dits a eu lieu. Le cas échéant, chacun pourra se reporter au dossier correspondant établi par les premiers rédacteurs.

– Même si c’est difficile, je crois que cette catharsis est effectivement nécessaire. Elle suppose que nous ne parlions pas comme représentant de nos pays respectifs, car nous retrouverions les blocages habituels, mais à titre personnel, comme des experts capable de se distancier. Puisque nous voilà engagés dans une réflexion méthodologique, je voudrais apporter mon point de vue de journaliste, enchaîna Jiāng Yeng-Wang-Yeh, du Quotidien du peuple. Ce sont en effet nos journalistes qui alimentent quotidiennement le torrent dont vous parliez. Mon collègue Tôgashi Hideaki sait bien comme moi qu’il s’agit d’une tâche ingrate mais nécessaire que de livrer sans délai le résultat d’une observation instantanée. Chacun son métier. En théorie, une information de presse est une donnée d’actualité et d’intérêt général, sélectionnée et mise en forme par une conscience libre, formée à la recherche de la vérité et soucieuse du bien commun et diffusée par un média garantissant l’indépendance du journaliste. Tel est l’enjeu démocratique de l’information. En théorie toujours, le journaliste et son média peuvent bien sûr être engagés : ils doivent alors respecter toujours les faits, viser l’intérêt général et exposer clairement les termes de leur parti pris. Ils fabriquent votre matière première avec les brèves et les articles, mais quelquefois, vous la préparent avec leurs dossiers.

– Ce que vient de dire mon collègue est tout à fait exact et je m’associe pleinement à ses propos, bien que nous n’exercions pas sous le même régime, renchérit avec un petit sourire Tôgashi Hideaki, du Nihon Keizai Shimbun. Notamment pour définir l’enjeu démocratique de l’information ! Mais là n’est pas l’essentiel. Ce que je voudrais ajouter, c’est que la presse en ligne accentue la fragmentation de l’information et qu’il devient nécessaire de trouver un style de réflexions de fond abordables par le grand public. C’est un défi pour les journalistes comme pour l’élévation du niveau culturel de l’opinion. L’exercice auquel nous participons aujourd’hui et les jours à venir va sans doute être plein d’enseignement à cet égard. 

– En effet, si le défi est ressenti comme tel par les médias, il l’est également par les cercles politiques, lança bravement Mlle Li qui, étant la seule femme et surtout la plus jeune, avait respectueusement écouté ses aînés. Pourquoi ? Parce que si nous ne voulions nous livrer qu’à un exercice intellectuellement excitant mais gratuit, il suffirait que nous nous réunissions comme aujourd’hui et qu’après deux jours de débats chacun retourne vaquer à ses affaires habituelles. Mais en fait, si j’ai bien compris, ce que l’on attend de nous, c’est que nous établissions plusieurs hypothèses d’évolution à moyen et long terme de notre région. Les plus hautes autorités de chacun de nos États choisiront entre elles la vision qui leur paraît répondre au mieux à l’intérêt général et qu’ils décideront de mettre en œuvre. Cette mise en œuvre nécessitera alors le consensus le plus large et, de ce point de vue, les médias ont un rôle éminent à jouer. 

– C’est tout à fait juste, mais vous permettrez que nous ne soyons pas seulement une courroie de transmission entre le pouvoir et les citoyens, glissa perfidement remarquer Tôgashi Hideaki. La presse dispose, dans un pays moderne et libre, d’une capacité d’inspiration et de critique…

– Jusqu’à un certain point… s’empressa d’ajouter Sergueï Chvydkoï. Il ne faut pas que des régimes encore fragiles soient déstabilisés par une information inopportune ou irresponsable…

  1. He Xie, sentant venir les allusions comme les risques de dérapage et désireux de les éviter, reprit l’initiative :

– Mlle Li a raison, mais il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs, car une tâche préalable et non des moindres sera de faire que nos gouvernements respectifs adoptent une vision commune. Après quoi, effectivement, l’opinion devra en être informée. 

  1. Terazawa Yoichi qui ne s’était pas encore exprimé, toussota puis suggéra modestement de s’en tenir à la lettre à la mission qui était aujourd’hui la leur : « Élaborer, à propos des relations entre la Chine, le Japon et la Russie, quelques hypothèses d’évolution à l’horizon 2030, en se donnant toute liberté d’imagination pourvu que soit respecté le principe de vraisemblance ». Il poursuivit :

– Permettez-moi de développer ces quelques lignes. Nous avons à faire un effort sur nous-même, et le fait d’être transportés loin de nos patries respectives, ici, dans un pays réputé pour sa neutralité, devrait nous aider, tout comme le fait de devoir nous transporter en 2030. L’effort sera pour chacun de nous, de trouver l’équilibre adéquat entre nos compétences, garantes du principe de vraisemblance, d’une part et, de l’autre, libérer notre imagination des contingences et des préoccupations du moment pour ébaucher en commun des futurs audacieux. Nous savons bien que s’accrocher à des pratiques éprouvées en se persuadant qu’elles fonctionneront encore une fois ou s’en remettre à l’instinct n’est plus suffisant pour agir rationnellement dans un présent complexe et mouvant. Il faut lester les actions ponctuelles d’un sens qui les dépasse et les oriente selon une ligne directrice située dans le « temps long », ceci, afin d’améliorer la qualité des décisions à prendre et mettre au point des stratégies favorables, afin de ne pas subir les évènements de portée négative qui peuvent être considérés comme probables.

Yuri Boïtchenko abandonna un instant l’attitude de retrait qu’il avait adoptée depuis le début du déjeuner – il était venu comme adjoint, alors qu’il estimait que sa place était au premier rang – pour noter, visiblement à contrecœur, que l’ampleur de la tâche dépassait nettement les capacités d’une vingtaine de personnes, fussent-elles de la meilleure qualité, car une discussion de deux petites journées ne permettrait pas de dépasser les généralités les plus banales. Seuls, le temps et une armée d’experts pourraient venir à bout de la problématique posée. Ivan Chtchedrine eut l’air surpris que son adjoint ait pris l’initiative d’une telle remarque et fronça les sourcils, puis se reprit et, avec un sourire d’emprunt, se voulut constructif en effaçant ce qui pouvait être pris comme une rebuffade, exprimée de surcroît d’une façon fort peu diplomatique à l’égard du groupe, au mépris du travail effectué depuis un an :

– Comme mon ami Boïtchenko vient de le dire, il est évident que la tâche nous dépasse. Certes, nous sommes réunis pendant trop peu de temps pour nous livrer à un travail approfondi. Mais je crois que là n’est pas le problème. Nous n’avons évidemment pas l’ambition de jouer au bureau d’études. Par contre, nos gouvernements nous font confiance pour lancer une initiative et les éclairer sur des développements à long terme admis comme possibles après débat entre nous. Une fois les idées mises au point, celles qui seront retenues feront ultérieurement l’objet d’études de faisabilité, puis, le cas échéant, d’un programme d’études. Ce qui nous est demandé dans l’immédiat, c’est de faire preuve d’ouverture d’esprit, de responsabilité collective et surtout d’imagination. Pour mieux exprimer ce dernier point, j’emprunterais volontiers aux anglo-saxons le mot de brain-storming. Accessoirement, je dirais aussi que nous avons à baliser la méthodologie de nos travaux en pensant que la présente réunion aura des suites dont il faudra probablement se préoccuper… Je n’oublie pas que nous sommes en pleine Année de la Chine en Russie et que devons puiser dans ce symbole les prémisses d’un avenir commun ou, à défaut, des perspectives communes. Voilà ce que je voulais dire au nom de la délégation de la Fédération de Russie.

  1. Jiāng, doyen d’âgeet modérateur, abonda dans ce sens en rappelant que cette réunion était historique, car trois pays et non des moindres, venaient de s’engager dans une démarche novatrice. Il s’agissait en effet d’une démarche et non d’une étude, car une prospective efficace fait fond sur des ajustements et des corrections en boucles rétroactives dans le temps. Or ces pays qui, entre eux, avaient eu des tensions, c’est le moins que l’on puisse dire, pressentaient que leur avenir, tel qu’il s’inscrirait dans un monde en mouvement, imposerait des ajustements, des rapprochements et peut-être des modes communs d’action qu’il faudrait inventer. Pour cela, il fallait définir des objectifs communs. Une attitude nouvelle devait être conçue pour relever trois défis liés entre eux, celui du développement social équilibré, celui d’un développement durable, notamment capable de nourrir l’humanité, et, enfin, celui du remodelage des relations internationales et même sans doute, de leur modernisation. Il développa longuement ce dernier point :

– Le retentissement du local sur le global est une réalité nouvelle à laquelle nous sommes moins sensibles que la relation inverse. En prendre conscience et en tirer les conséquences, voilà ce que j’appelle modernisation. La mondialisation économique est un fait. Mais elle s’accompagne de flux financiers puissants et imprévisibles, porteurs d’effets très positifs – l’investissement productif – ou négatifs – les crises financières débouchant sur des crises économiques. Nos trois pays y participent pleinement alors que nous ne sommes pas associés à la plupart des décisions dont ils relèvent. La puissance américaine, hyper-dominante jusqu’à présent – et qui va le rester pendant quelque temps – a montré les limites d’une économie dérégulée. Comment les États-Unis vont-ils réagir pour garder la main ? Vont-ils chercher à garder la nouvelle Union européenne dans leur orbite ? Celle-ci y consentira-t-elle ? Pour nous, Chinois, les péripéties qui ont troublé les mois précédant les Jeux Olympiques – nos Jeux – avec la question du Tibet, nous ont montré la profonde incompréhension qui régnait entre la Chine – et j’associerais peut-être d’autres pays de notre région – et l’Occident à propos des droits humains et le statut de l’individu et du groupe familial, à propos du concept de nation et du groupe social, à propos du sens de l’histoire et de sa portée actuelle, à propos de l’accès à la modernité et de la nouvelle acception que le monde de demain pourrait lui donner et dont les Occidentaux ne seront certainement plus les seuls auteurs. 

– On vient de poser des questions de la première importance et je sens que les débats des jours à venir vont être passionnants. À condition toutefois que l’on sache se départir de ce qu’il est convenu d’appeler la langue de bois, cette langue qui nie la réalité au profit de formules incantatoires et de catégories manichéennes préfabriquées, lança à la cantonade le collègue japonais du Nikkei…

Sentant venir encore une pique à l’encontre du régime chinois et, peut-être du passé récent de la Russie, Oseko Koichiro interrompit la tirade militante de son compatriote en se promettant intérieurement de le sermonner gentiment en privé : 

– Du point de vue de l’histoire, nous devrons tous dépasser nos réticences et mettre un point final à la querelle sur les torts et raisons que chacun de nos trois pays a à l’égard des autres, à commencer par mon propre pays et les actes commis en Asie au cours du siècle dernier. Plus qu’une confession publique, il s’agira d’instaurer une attitude commune à l’égard du passé pour ne pas le subir indéfiniment comme un boulet… Comprendre la vérité de notre temps présent – celle que nous avons sous les yeux – n’est pas un métier réservé aux historiens, c’est notre tâche commune à tous, dont nous ne nous acquittons habituellement pas trop bien, avouons-le. L’incapacité à comprendre la réalité n’est probablement pas due à un manque d’information, car, comme on l’a déjà dit, celle-ci est toujours abondante mais à un criant manque d’imagination. Un exemple éclairant nous a été donné récemment par Simon Leys dans son « Commentaire » du printemps dernier lorsqu’il évoque l’hitlérisme. Il note la stupidité, l’ignorance et l’indifférence de l’opinion occidentale, tout particulièrement celle de la classe intellectuelle, qui resta largement incapables de saisir la criante réalité de cette peste totalitaire, alors que cette réalité leur était détaillée dans tous les rapports d’espionnage dont les dirigeants étaient destinataires.

Parlant de totalitarisme, il avait naturellement en tête non seulement l’hitlérisme, mais surtout le stalinisme, cité par Leys, et le maoïsme auquel celui-ci n’avait pu s’empêcher de penser. Mais diplomatie oblige… Une idée poussant l’autre, de la langue de bois à la novlangue, il se rabattit sur George Orwell, le seul auteur à avoir complètement perçu la réalité concrète des pays soumis au totalitarisme :

– Nous en sommes bientôt au dessert et je voudrais adopter un ton plus léger en évoquant George Orwell, dont la capacité d’anticipation a fait la célébrité. Je suppose que tout le monde autour de cette table connaît au moins une œuvre de cet homme de lettres anglais, sans doute « 1984 », qui campe le fonctionnement d’un gouvernement totalitaire mondial futuriste. J’en suis venu à considérer que ce qu’il a voulu fustiger dans cet ouvrage de 1948, le stalinisme qu’il redoutait de voir s’installer en Angleterre – et qu’il décrit sous le nom d’Angsoc, pour « socialisme anglais » -, pourrait s’appliquer, par une ironie de l’histoire, aux États-Unis d’après le 11 septembre. J’exagère sans doute. Mais mon propos est d’évoquer le cadre géopolitique de 1984. Vous vous souvenez peut-être que le monde tel qu’Orwell l’imaginait après les grandes guerres nucléaires des années 50, avec 36 ans d’avance sur la date-titre, était divisé en trois grands blocs l’Océania comprenant les Amériques, le Royaume-Uni, l’Océanie et l’Afrique, l’Eurasia, avec l’Europe et la Russie, et l’Estasia, Chine, Inde, Mongolie, Tibet et Japon. Ces blocs, dirigés par différents régimes totalitaires, étaient en guerre perpétuelle les uns contre les autres…

Il s’abstint d’ajouter que tous ces partis étaient présentés comme « communistes » avant leur montée au pouvoir, de devenir des régimes totalitaires et de reléguer au bas de la pyramide sociale, au besoin par la force, les prolétaires qu’ils prétendaient défendre. Mlle Li prenait des notes. Il continua :

– En somme, en ce dimanche 7 septembre 2007, nous pourrions tenter de nous projeter en 2043, 36 plus tard, comme l’avait fait Orwell. Et d’imaginer la nouvelle division du monde telle qu’elle pourrait prévaloir alors. Prenons le comme un jeu : je vous propose un tour de table après le dessert. Si vous acceptiez, chacun aurait quelques minutes pour présenter « sa » vision du monde de 2043. Chère amie, Chers amis, qu’en pensez-vous ?

Après quelques mines dubitatives ou d’interrogations muettes, le modérateur prit la parole pour déclarer prudemment que c’était une bonne idée et qui, finalement, n’engageait pas vraiment chacun des pays… Ce à quoi, Terazawa Yoichi objecta que si la proposition était excellente, une concertation préalable entre membres de chaque délégation s’imposait pour que cette improvisation ne tourne pas à un déballage désordonné d’autant de points de vue personnels qu’il y avait de convives autour de la table. Dans ces conditions, il valait mieux faire de ce jeu qui pourrait se révéler utile un point supplémentaire à l’ordre du jour du séminaire de travail, le lendemain en fin d’après-midi par exemple. Ivan Chtchedrine objecta que l’ordre du jour était déjà très chargé et que ce « jeu » risquait de distraire le groupe de sa mission. M. Jiāng finit, à regret, par approuver de la tête, ce qui permit aux autres convives de se sentir dispensés de faire de même. Le poisson était noyé. Il ajouta :

– Avant de nous disperser, je crois qu’il faudrait s’assurer que tout le monde soit bien d’accord sur le programme des deux journées à venir. Je récapitule, dit-il en relisant une feuille tirée de son dossier. Demain lundi, le matin, nous débattrons du premier thème, intitulé « Chine, Japon et Russie liés pour conquérir le monde » et l’après-midi « L’aide au développement, facteur d’influence et de puissance » ; mardi matin « Un nouveau paradigme » et, au cours de notre dernière séance, mise au point du document final. Lequel sera transmis par voie électronique à chacun d’entre vous en fin de semaine sous forme de projet pour ultimes retouches. Le secrétariat que nous formons entre gens de presse tiendra compte des remarques des uns et des autres pour établir le texte définitif, celui qui sera transmis aux commanditaires, c’est-à-dire à nos gouvernements respectifs. Chacun d’entre vous en sera également destinataire… Tout va bien donc. Programme adopté. Un tout dernier point : les présidences. Voici ma proposition. Il y a quatre séances plénières. Pour les trois premières, faisons correspondre par tirage au sort un journal national et une séance. Pour la quatrième, les représentants de nos trois journaux co-présideront. Je propose que les rapporteurs soient les adjoints aux chefs de délégation du pays suivant celui du président-modérateur. Je vous remercie de votre confiance.

Ainsi furent désignés comme modérateurs de séance successifs Sergueï Chvydkoï, des Izvestia, Jiāng Yeng-Wang-Yeh, du Quotidien du peuple et Tôgashi Hideaki, du Nikkei. Les rapporteurs : Mlle Li Shān, Terazawa Yoichi et Yuri Boïtchenko, ces trois-là étant en outre co-rapporteurs de la dernière séance. Boïtchenko ne cacha pas sa satisfaction d’être nommé pour une fonction qu’il estimait supérieure à tout : être l’une des plumes de la synthèse. Il se sentit pleinement réintégré dans la dynamique du groupe. Sa valeur reconnue, ne serait-ce que par le sort aveugle, lui parut être une récompense divine. Il allait passer un excellent après-midi de détente. Une fois à l’extérieur, il s’autoriserait un bon cigare.

Le Congrès s’amuse, Genève, dimanche 7 septembre 2007

On était dimanche, on subissait le décalage horaire et le temps était superbe… D’ici le dîner, temps libre. On se retrouverait en ville dans un restaurant proche du lac dont chacun nota l’adresse. Après quoi, tout le monde se déclara ravi de ce premier contact et se réjouit de travailler ensemble le lendemain. La glace était rompue. Même Yuri Boïtchenko, qui après avoir avalé la discrète leçon de son chef de délégation comme une couleuvre arborait maintenant un sourire rasséréné. Il avait desserré sa cravate et bavardait avec animation avec Sergueï Chvydkoï, qu’il n’avait jamais rencontré auparavant.

Terazawa Yoichi et Tôgashi Hideaki avaient fait le siège de Li Shān jusqu’à ce qu’elle accepte de les accompagner en ville. À la réception de l’hôtel, on leur avait vivement conseillé d’aller voir « La Bâtie 07 », une manifestation festive de plus de cinquante spectacles de danse, de théâtre, de musique et de performance dans une trentaine de lieux. Au moment où ils descendaient de taxi, rue Servette, il y avait justement un défilé de batteries-fanfares et d’orphéons du canton avec participation internationale. Ils descendaient vers le lac par la rue Chantepoulet et la rue du Mont-Blanc. Et le soir, il y aurait feu d’artifice sur le lac. Ils étaient tombés par hasard sur la fanfare Campo Loco de Meynes, un village du Gard. Sur son trajet, les agréables jeunes filles qui accompagnaient les musiciens distribuaient des fleurs enveloppées dans une affichette explicative en occitan et en anglais. Après l’avoir parcourue, Li Shān expliqua à ses compagnons que, durant les longues soirées d’hiver, à la suite de leurs parents et grands-parents, ces joyeux trompettistes et tambourinaires avaient fabriqué les chars du corso fleuri du printemps suivant. Ce corso, c’était une parade ubuesque, une semaine durant, où se mélangeaient chars, majorettes, harmonies et joyeux lurons déguisés pour l’occasion. Mais l’avènement des « fêtes Bouvines » avait entraîné son déclin, suscitant la création de la fanfare, baptisée Campo Loco. Elle s’était produite avec bonheur au-delà des limites du canton d’Aramon, à Salses par exemple, mais aussi en Bourgogne, en Martinique, à Saint-Tropez, dans les fêtes du Sud Ouest ! Et, ce 7 septembre, ses musiciens étaient en pleine gloire à Genève. Les deux Japonais avaient tout de suite trouvé quelques points de comparaison avec les matsuri, ces défilés aux racines populaires, inspirés par le shintō qui ont généralement lieu durant la période estivale dans tout le Japon. Comme pour les Suisses ici, c’était l’occasion pour les Japonais de se retrouver entre amis pour assister au spectacle du défilé et de déguster des spécialités. Les deux hommes avaient ainsi découvert le fendant[iii] et l’avaient amplement apprécié. Leurs figures s’étaient rapidement teintées du rouge caractéristique des Asiatiques lorsqu’ils ont bu. Quant à Li Shān, elle aussi très détendue, elle n’avait que trempé ses lèvres dans le verre et regardé le spectacle comme aurait pu le faire une ethnologue. La scène lui était apparue moins spectaculaire que les fêtes du Jour du Nouvel An lunaire, le chunjie – fête du printemps. Il manquait le flot des banderoles et des ornements rouges et le repas de poulet, de tofu, et de poisson, homonymes de bon augure et d’abondance d’argent et de grains. Et surtout les jiaozi, raviolis faits à la maison et mangés à minuit pile devant les festivités diffusées sur la chaîne nationale. Et puis le brouhaha de pétards et de feux d’artifice qui chasse les esprits… Mais, très vite, elle s’était aperçue de l’inanité de ses comparaisons et avait apprécié pour ce que c’était, l’ambiance de gaîté familiale, le soleil, et… le dépaysement que lui offraient ces Japonais en Suisse à elle, Chinoise ! Le soir, après une contemplation du lac sur un banc, quai du Mont-Blanc, devant les embarcations qui se balançaient à l’ancre, ils avaient retrouvé le reste de la bande, à qui le fendant avait fait également de l’effet. 

De leur côté, les Russes étaient allé visiter, rue Rodolph Toepffer, la Cathédrale de l’Exaltation de la Sainte-Croix, communément appelée Eglise russe, construite en 1866 à l’initiative de la communauté orthodoxe russe. Ils furent saisis de stupéfaction en ressentant, si loin de leur patrie, le sentiment d’être subitement de retour chez eux, tant cette église, un petit chef-d’œuvre de style byzantin moscovite avec ses bulbes d’or, était de chez eux, surtout quand ils pénétrèrent à l’intérieur, richement décoré de peintures et d’icônes du XVIe au XXe siècles, avec l’odeur d’encens qui avait accompagné les longs offices du matin. Ils se signèrent front, poitrine, épaule droite, épaule gauche, le pouce, l’index et le majeur liés pour représenter la trinité, l’annulaire et l’auriculaire étant repliés dans la paume pour signifier la double nature. Quelle chance, le chœur était en train de répéter, probablement pour le concert du jeudi suivant. Le chant, compris comme prière à part entière, ne doit donc être « produit » que par les voix humaines : les instruments ne peuvent prier. Ils s’assirent tous pour écouter.

De leur côté, Li Shān, Terazawa Yoichi et Tôgashi Hideaki, après une longue discussion sur les politiques comparées de leurs pays en Afrique, étaient allés rejoindre le reste des délégués pour dîner dans le petit restaurant affichant les spécialités gastronomiques typiquement genevoises. Certains s’étaient régalés avec les filets de perche, une spécialité du bord du lac, arrosé d’une Quintessence 2002, tirée d’un grand cépage blanc du Valais, la petite arvine. D’autres avaient préféré les cardons et la longeole, la saucisse du cru, avec un bon rouge, cuvée Primus Classicus 2001, un cornalin, le cépage aux mille vertus. Les bavardages et fausses confidences avaient vite fusé une fois la carte consultée avec circonspection et le verre du patron. L’air était doux et le ciel, étoilé, une légère brise venait du lac lorsqu’ils étaient sortis. À vingt-quatre, ils avaient regagné leur hôtel en affrétant une véritable flottille de taxis. Les Chinois s’étaient assoupis, tandis que les Russes et les Japonais reprenaient en riant comme des bossus les refrains entraînants qu’avait joués la Campo Loco.

Le colloque de prospective, Genève, lundi 8 septembre 2007

Lundi 8 septembre 2007, 7h45. Visiblement, au petit déjeuner, les souvenirs de la veille avaient alimenté les conversations et ajouté un accent de sincérité à la cordialité de façade que chacun affichait à l’arrivée. À 8h25, tout le monde était en place. À 8h30, la séance de présentation des contributions nationales commençait. 

Sergueï Chvydkoï ouvrit la séance avec une petite allocution. Il en appelait au développement de nouvelles clefs d’analyse et de décryptage d’un monde caractérisé par un accroissement considérable des interdépendances à l’échelle planétaire et la montée des tensions et des conflits. Il faisait observer que malgré le rôle grandissant des identités, les conflits ne pouvaient être compris si l’on s’en tenait au prisme exclusif des cultures ou des civilisations. Pour le moins, la géographie, l’histoire, l’économie devaient être des facteurs décisifs. D’autant que l’on était sorti d’une époque où le cadre étatique était le seul à caractériser les acteurs du jeu mondial. Aussi fallait-il renouveler profondément nos représentations des futurs possibles. C’est dans cette liberté d’esprit que les débats allaient devoir s’engager. Du moins l’espérait-il. Il fut raisonnablement applaudi et chacun ouvrit son bloc-note encore vierge. Avant de donner la parole au chef de la délégation chinoise, il rappela que le sujet était le suivant : « Élaborer, à propos des relations entre la Chine, le Japon et la Russie, quelques hypothèses d’évolution à trente ou quarante ans, en se donnant toute liberté d’imagination pourvu que soit respecté le principe de vraisemblance »… Les participants étaient priés de se croire en 2030… 

– Pour le bon déroulement de notre débat, je propose que les questions soient posées à la fin de chaque chapitre de l’exposé. Le présentateur veillera à marquer une pause… Mais je ne vois pas Monsieur He Xiequi devait présenter le premier thème…

Ce fut Mlle Li Shān, son adjointe, qui prit la parole.

– Monsieur He Xie est souffrant, il est au regret de ne pouvoir intervenir et m’a prié de le faire à sa place. J’espère que je m’en acquitterai honorablement.

– Espérons que ce malaise n’est pas trop grave. Vous lui transmettrez nos vœux pour son rétablissement … Vous avez la parole pour une demi-heure, mademoiselle Li.

– Je vous remercie. Avant de commencer, je voudrais dire que nous avons travaillé en étroite relation avec l’Institut du Territoire et des Régions relevant de la Commission nationale du Développement et de la Réforme de la république populaire de Chine dont le directeur, M. Wen Ping doit être remercié pour l’aide inappréciable qu’il a apporté avec son équipe au texte que j’ai l’honneur de vous présenter maintenant. Il s’agit du premier thème, intitulé « Chine, Japon et Russie liés pour conquérir le monde » :

– Nous sommes donc en 2030. Pendant longtemps, la Chine et le Japon ont fait le grand écart entre tension politique et intégration économique. Des rapprochements ont eu lieu depuis plusieurs années dans le cadre de la Communauté asiatique. Pour sa part, le Japon a adopté une vision équilibrée de son rôle en Asie et dans le monde, l’un ne devant pas se faire au détriment de l’autre. Son économie est de plus en plus dépendante du développement asiatique et sa politique, de l’appui de ses voisins, notamment de la Chine. Les liens se sont symboliquement confirmés en 2015. En avril, lors du 60e anniversaire du Mouvement des non-alignés à Bandung, les dirigeants chinois et japonais y ont annoncé leur action commune pour l’Afrique. Puis, en août, la célébration du 70e anniversaire de la capitulation nippone a consacré la renonciation définitive à la guerre en Asie. Plus prosaïquement, des raisons économiques, énergétiques et environnementales les ont amenés à marcher de pair. Quant à la Russie, les présidents Poutine puis Medvedev avaient rééquilibré la diplomatie de leur prédécesseur, trop exclusivement tournée vers l’Occident. Ils avaient bien compris que les richesses trop médiocrement exploitées de la partie orientale de la Fédération méritaient mieux et délibérément placé une part importante du budget fédéral dans leur développement. Ils avaient en outre accueilli avec intérêt les offres chinoises et japonaises de faire cause commune dans le développement de l’Extrême-Orient russe.

Avez-vous des questions à poser ou des éclaircissements à demander ?

– Je suis d’accord avec vous pour dire que l’économie japonaise est de plus en plus dépendante du développement asiatique, dit Oseko Koichiro, par contre je suis moins sûr que la politique du Japon dépende de l’appui de ses voisins, et notamment, dites-vous, de la Chine…

– Bien sûr, il s’agit d’une hypothèse… Mais il nous paru que la montée en puissance de la Communauté est-asiatique avait, en 2030, formé un cadre certes récent, mais suffisamment solide pour que le Japon, non seulement s’y sente à l’aise – sans rompre pour autant ses relations avec les États-Unis – mais cherche à y jouer un rôle majeur. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre que la politique du Japon dépend de l’appui de ses voisins, et notamment de la Chine, dans la mesure où notre pays aspire également au leadership…

– C’est précisément là que l’on touche du doigt le point faible de votre thèse, car, comme disent les Africains, « il n’y a qu’un caïmandans le marigot »… et je doute que le temps change quelque chose à ce comportement politique…

– Il est possible que vous ayez raison, mais on peut également observer la scène avec un œil différent. Supposez que le « caïman » soit américain. Chinois et Japonais voudront peut-être pendant un certain temps au moins jouer ensemble pour le sortir du marigot ou le transformer en lézard inoffensif …

– J’admire votre sens de la répartie, mademoiselle Li, et, de toute façon, rien ne fait effectivement obstacle pour qu’il en soit comme vous le dites en 2030.

– Merci pour le compliment. Y a-t-il d’autres observations ? Non ? Je continue donc avec l’économie… Le Japon a réussi à entraîner la Chine dans une intégration économique verticale, sous contrôle. Les visites bilatérales entre dirigeants se sont multipliées. Les entreprises japonaises ont 25 % de part de marché en Chine – elles en avaient 8 % en 2005 – et, si l’on exclut la part des entreprises chinoises domiciliées à Hongkong, elles possèdent 20 % du stock d’investissement étranger alors qu’elles n’avaient que 15 % en 2005 également. Depuis 2004, la Chine dépasse les États-Unis comme premier partenaire commercial du Japon, grâce à la production des entreprises japonaises installées en Chine et à une forte progression des exportations : un seul chiffre : plus 160 % en cinq ans. Aux simples usines d’assemblages de composants japonais à forte valeur ajoutée ont succédé de véritables co-entreprises en Chine et au Japon, où des entreprises chinoises haut de gamme ont investi massivement. La « boîte noire » japonaise a cédé la place au travail en commun dans des laboratoires de recherche industrielle, notamment dans le domaine des nouvelles technologies de l’énergie (gaz, charbon et nucléaire), des biotechnologies (alimentation à base de produis de la mer, immunologie, pharmacie) et dans celui des sciences de l’éducation. En retour, on assiste au rachat d’entreprises japonaises par leurs homologues chinois. Il s’agit de petites ou moyennes entreprises qui sont dans une mauvaise passe et heureuses d’être renflouées ainsi, d’autant plus que l’investisseur chinois ne modifie ne rien la structure initiale. Ou bien l’entreprise japonaise échange son indépendance contre un réseau de distribution en état de marche en Chine. En matière de normes de la e-industrie (GSM 5ème génération, télévision digitale…), le Japon et la Chine, ainsi que l‘Inde et la Corée, ont fait cause commune dans la discussion avec les États-Unis et l’Union européenne : ils se sont appuyés sur l’immensité de leurs marchés pour produire leurs propres normes. Une part importante de l’énergie requise pour ces développements est alimentée par la Russie, dont le système rénové d’oléo- et gazoducs constitue l’épine dorsale du nouvel eldorado.

Questions ? Oui, monsieur Kinoshita ?… Vous avez la parole.

– Je ne sais si quelqu’un, autour de cette table a suivi le manga de Hirokane Kenshi, appelé Jomu Shima Kosaku, « Shima Kosaku l’administrateur », qu’a publié en feuilleton, depuis février 2005, le Shukan Morning, aux éditions Kodansha de Tokyo. Ce manga, qui se situe à cheval entre réalité et fiction, raconte les difficultés d’une entreprise japonaise s’implantant en Chine… Il illustre la difficulté qu’ont les hommes d’affaires chinois et japonais à s’entendre. Ce manga n’a sans doute pas contribué à modifier radicalement l’opinion publique, mais il a fait réfléchir. Ne devrions-nous pas préconiser dans notre rapport final un programme de bandes dessinées destinées à préparer l’opinion de nos pays respectifs aux politiques que nous sommes en train de mettre au point ?

– C’est une excellente suggestion, opina Sergueï Chvydkoï… Autres observations ? Non ? Continuons donc…

– Nous allons évoquer la situation relative à l’énergie, enchaîna Mlle Li. La Russie y joue un rôle majeur, mais aussi l’Asie centrale et l’Iran. Je ne m’attarderai pas sur l’analyse de l’évolution des échanges dans ce domaine, pour mettre l’accent sur leurs effets géopolitiques induits. Comme l’Inde et la Chine depuis de longues années, cette dernière et le Japon coopèrent dans leur quête pour le gaz et le pétrole. L’alliance russo-chinoise s’est élargie au Japon et à la Corée pour garantir la sécurité, terrestre et maritime, du système de transport des hydrocarbures. Ce qui les a conduits à développer des capacités conjointes de surveillance et de réaction, notamment navale, appuyées sur des escales portuaires stratégiquement positionnées le long des routes du Moyen-Orient, puis à engager une action coordonnée contre la piraterie au large de la Somalie. La nécessité d’approvisionner massivement leurs économies les a amenés à tenir les rôles d’acheteur, d’exploitant, direct ou associé, et de surveillant de la sécurité des flux. Au Moyen-Orient, Chinois et Japonais ont quasiment pris la place des Américains, d’abord en développant une politique de coopération offensive, avec, pour la Chine, l’aide de la Ligue arabe[iv] et pour le Japon[v], celle du Forum pour la pensée arabe. D’abord concurrents, les deux pays ont financé ensemble quelques projets puis créé des bureaux de représentation communs et enfin, mené conjointement les négociations avec leurs interlocuteurs du Moyen-Orient, évitant ainsi la surenchère. Enfin, les trois pays ont joué un rôle actif dans la recherche conjointe (ITER[vi], gazéification souterraine du charbon[vii], exploitation du méthane de houille[viii]…) comme dans l’exploration des ressources de la zone arctique[ix]. Y a-t-il des questions ?

– C’est plus un complément qu’une question. Puisque l’accent est mis sur la géopolitique, je me permettrai d’ajouter une petite remarque, intervint Mme VeraZolotoukhina. Les conflits entre les républiques socialistes et le pouvoir central à propos de la propriété du sous-sol ont été l’une des raisons majeures de l’éclatement de l’Union soviétique.Il est apparu très clairement à tous que l’ouverture des frontières et la libéralisation économique offraient des opportunités économiques d’une ampleur sans précédent pour le secteur privé comme pour l’État. Je passerai sur les problèmes, de nature interne, de la privatisation des principales entreprises pétrolières puis leur reprise en main. Non, je note qu’aujourd’hui, grâce à l’initiative prise en 1996 de créer le Groupe des cinq, dit Groupe de coopération de Shanghai et aujourd’hui, institutionnalisé sous le nom d’Organisation de coopération de Shanghai, les séquelles négatives de l’éclatement sont aujourd’hui résorbées. La Chine, la Russie les républiques d’Asie centrale et l’Iran forment un ensemble puissant au sein duquel les problèmes d’approvisionnement énergétique trouvent leur espace de négociation et d’arbitrage. C’est très satisfaisant. Je n’ai probablement pas besoin de vous rappeler que la Russie et la Chine considèrent depuis longtemps la coopération dans le domaine énergétique comme un des volets les plus importants du partenariat stratégique bilatéral. Quant au Japon, nous avons longuement étudié la prolongation d’un oléoduc du Baïkal vers le port Nakhodka. Avant de prendre la décision, il fallait nous assurer qu’il y avait des réserves suffisantes dans notre sous-sol pour alimenter à la fois la Chine et le Japon. Les campagnes récentes de sondages l’ayant confirmé, nous allons donc pouvoir les desservir, mais également, comme cela vient d’être dit, une Corée aux besoins décuplés par la réunification. La Russie est en quelque sorte le moteur énergétique de l’Asie orientale, où elle a, par conséquent, pris toute sa place.

– Cette remarque est tout à fait importante. Elle doit être à l’esprit des rapporteurs du projet de synthèse, conclut le modérateur. Chapitre suivant, s’il vous plaît…

Mademoiselle Li reprit la parole pour parler de la place accordée en 2030 à la lutte contre les causes de la dégradation de l’environnement.

– Le Japon s’est emparé très tôt de la cause de l’environnement pour avantager son industrie automobile, compenser son absence de la scène militaire internationale et s’installer dans l’observation satellitaire de la planète. Ses technologies mises au point avec l’Occident ont bénéficié à la Chine, débordée par les pollutions. Elles ont permis aux entreprises japonaises de quadriller le terrain au profit des grandes sociétés de commerce. A la nippophobie a succédé, non une nippophilie, mais le goût des produits japonais. Le ton des nouvelles générations de Japonais a su séduire leurs homologues chinois, d’autant que nombre de ces derniers, bénéficiaires de généreuses bourses d’études, sont les membres choyés d’associations d’anciens étudiants, très efficacement animées par Tokyo. La Russie pour sa part n’a malheureusement pas combattu avec l’efficacité voulue les foyers fortement pollués qui résultaient de ses activités industrielles et militaires passées, notamment parce que l’environnement a été longtemps assimilé à la sécurité du territoire et, comme, tel, devenu un secret d’État. S’il n’en est plus ainsi, beaucoup de retard a été pris. La Chine et le Japon se sont faits les champions de la cause asiatique dans la lutte contre le réchauffement de l’atmosphère et de la remontée des mers, ce qui leur a valu une aura très positive si l’on se rappelle la sensibilité de la région à cet égard. La zone polaire arctique connaît The Great Game in the Cold, avec des routes maritimes polaires quasi-permanentes, l’essor de l’exploration pétrolière, le déplacement des zones de pêche, tous phénomènes qui concernent les Chinois et les Japonais autant que les Russes (ou les Canadiens).

Sans même attendre que le modérateur suscite les questions, Ivan Chtchedrine, Ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la Fédération de Russie auprès de la République française, Ordre de Saint-Georges de première classe, se leva, visiblement fort mécontent :

– Je regrette beaucoup la présentation qui vient d’être faite de la situation de l’environnement dans mon pays. Je m’oppose à ce que cette phrase figure dans la synthèse finale. En effet, nous sommes ici pour évoquer l’avenir vraisemblable des relations entre nos trois pays en 2030 et je ne vois pas en quoi les quelques malheureux points de pollutions que compte la Russie, comme d’ailleurs la plupart des pays développés, ont à faire dans notre système relationnel !

– Observation notée, dit le modérateur. Y a-t-il un avis différent ?

– Je crains bien que oui, répondit He Xie. Aujourd’hui, c’est-à-dire en 2030, les interrelations sont devenues de plus en plus complexes et même inattendues. Mon pays, la Chine, connaît une grande pénurie d’eau. En conséquence, dès les années 2015, nos deux pays se seront entendus pour construire un aqueduc à travers la Mongolie intérieure, entre le lac Baïkal et Harbin, entre parenthèses, une ville que connaissent bien les Russes et, naturellement, la qualité des eaux de ce lac, que l’on l’appelle Perle de Sibérie, est surveillée avec beaucoup d’attention par les deux contractants. C’est un immense réservoir d’eau douce alimenté par 365 rivières ! Lesquelles, avec le réchauffement de l’atmosphère, coulent à plein débit. Je ne parle même pas de sa faune d’eau douce, l’une des les plus riches et les plus inattendues : la vedette en est le phoque de Sibérie. Le Baïkal est classé pour cette raison patrimoine de l’humanité par l’UNESCO. Ne serait-ce qu’à ce titre, le concert des nations doit s’en préoccuper.

Trop heureux de reprendre l’avantage sur son chef, Yuri Boïtchenko renchérit :

– C’est d’ailleurs ce qui vaut encore au lac Baïkal le surnom de Galapagos de la Russie…

Fort à propos, l’heure du déjeuner vint prévenir le début de diatribe qui risquait de s’envenimer.

– Vous avez le mot de la fin, dit le modérateur en souriant. Ou presque, car je voudrais souligner, à propos du développement durable qu’avec une augmentation des catastrophes météorologiques depuis les années 90, la Chine se prépare a des conditions climatiques difficiles selon l’Administration Météorologique de Chine, la CMA.

Il se pencha sur une coupure de presse et lut, malgré l’impatience de l’assemblée :

– La CMA a fait face à 16 situations d’urgence l’année passée, chiffre jamais atteint depuis 1949. Les conditions météorologiques extrêmes ont provoqué sécheresses, tempêtes et inondations, le tout se soldant par une perte de 176,2 milliards de yuans, soit 19,5 milliards d’euros en moyenne dans les années 90. Ce qui est considérable ! Mais ce chiffre est passé, tenez-vous bien, à 244 milliards de yuans – 27 milliards d’euros – à partir de 2004. Ces situations seront plus fréquentes à l’avenir en raison de l’instabilité de l’atmosphère. Le réchauffement climatique pourrait en être la cause indirecte. Enfin, un chiffre terrible : depuis l’an 2000, les pertes de récoltes atteindraient annuellement 37,28 millions de tonnes, soit deux fois plus que dans les années 80 !

Les murmures de l’assemblée s’étaient éteints. Satisfait de son effet, qui renvoyait la Chine à son « urgence écologique », Sergueï Chvydkoïtermina sobrement :

– Cet après-midi, nous reprendrons nos travaux à 13h30 et ce sera au tour de Jiāng Yeng-Wang-Yeh, du Quotidien du peuple, de les présider.

L’après-midi, la parole était donnée à M.Oseko Koichiro, pour le second thème, « L’aide au développement, facteur d’influence et de puissance ». Il avait prévu d’accompagner son exposé de la projection de cartes.

– L’appui concerté au développement permet au Japon et à la Chine d’exercer une influence croissante dans les affaires du monde. Ils agissent principalement dans l’Extrême-Orient asiatique (espace, ressources naturelles, transports, énergie) et en Afrique (ressources, marché, influence politique). Replongeons-nous en 2030.

En Extrême-Orient asiatique,dans le cadre de la Communauté asiatique, le Traité de Vladivostok (2018), officialise la naissance d’un “territoire d’administration spéciale d’Extrême-Orient”, mieux connu sous le nom d’ExtrêmAsie, qui comprend, en Russie, l’ensemble des territoires situés à l’est de l’Ienisseï, y compris Sakhaline et Kouriles, ainsi qu’en Chine, la Mandchourie – les provinces de Jilin, Heilongjiang et de Liaoning – et la Région autonome de Mongolie intérieure. Voyez cela sur la carte. Ce que l’on pourrait appeler la souveraineté de cette nouvelle entité est partagée entre Moscou et Pékin tandis que des accords particuliers l’unissent au Japon, à la Corée (unifiée depuis 2015), à la Mongolie ainsi qu’au Kazakhstan. Des liens se sont tout naturellement tissés dans le cadre devenu très actif de l’Organisation de coopération de Shanghai entre Chine et Russie, tandis que le Japon a renforcé progressivement ses liens économiques et énergétiques avec les deux premiers. Le but de l’opération « Extrêmasie » est de pallier la démographie déclinante de la Russie en assurant le développement à frais et bénéfices communs d’un immense territoire au riche sous-sol et à la capacité agricole et forestière grandissante. En fait, on pourrait comparer ce régime à un quasi-fermage, mais à une échelle inimaginable à ce jour. Il s’agit là d’un fait totalement novateur. La Communauté d’Asie orientale a rendu possible ce que des États-nations se seraient révélés incapables de faire. Ah ! Je vois là une main levée. Oui… Une précision ?

– Oui, précisément : vous venez de parler successivement de l’Organisation de coopération de Shanghai et de la Communauté d’Asie orientale. Est-ce que ce sont deux appellations de la même institution ou bien y a-t-il des différences, demanda le généralAndreï Kirianov.

– lI y a en effet une différence de taille. Je vais repasser les cartes correspondantes. Vous observerez, en les comparant, que la Communauté d’Asie orientale et l’OCS ont en commun, sans distinguer d’ailleurs membres observateurs et membres de plein droit la Chine, l’Inde et la Russie, trois pays que l’on peut donc considérer comme un noyau, ce qui ne veut pas dire qu’il ait été très solide au début du siècle. Autour de ce noyau, l’OCS compte pour sa part les cinq républiques d’Asie centrale – le Turkménistan, qui n’en faisait pas partie à l’origine a souhaité adhérer en 2015 et admis l’année suivante -, l’Iran, la Mongolie et le Pakistan et, pour faire bon poids, le Népal et le Bhoutan… Une incertitude marque encore aujourd’hui la position des pays situés à l’Ouest de la Caspienne, Azerbaïdjan, Géorgie, Arménie, déchirés entre partisans de l’adhésion à l’Union européenne et ceux qui pensent que leur destin est à l’Est. Le Bangladesh est entré dans des pourparlers d’adhésion l’an dernier. Tandis que de son côté, la Communauté de l’Asie orientale comprend les dix pays de l’ASEAN, la Corée du sud et le Japon, mais aussi, et c’est surprenant, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Ai-je répondu à votre attente, mon général ?

– Tout à fait, je vous remercie.

– Je reprends en revenant à l’ExtrêmAsie, dit Oseko Koichiro. De nombreuses expériences – et rétrospectivement, autant d’étapes – avaient permis d’arriver progressivement à cette novation, jugée très improbable il y a seulement une quinzaine d’années. Ainsi, la réalisation conjointe d’infrastructures[x], puis de réseaux intégrés entre plusieurs pays, pour aboutir à des systèmes régionaux[xi] ; la mise en place de plans bilatéraux, puis régionaux de développement touristique intégré ; enfin, le succès du Programme de coopération économique de la sous-région du « Grand Mékong »[xii], a servi de modèle à l’Extrêmasie. Par ailleurs, l’investissement a été encouragé (investissement direct étranger, prises de participation, contrat de contre-achat et BOT[xiii]). Bien souvent des alliances stratégiques entre entreprises chinoises, russes, coréennes et indiennes ont constitué l’étape préalable à des accords de joint-venture. Ainsi, la compagnie nationale chinoise a pris le contrôle, puis, dès 2003, la maîtrise totale de la 2e compagnie pétrolière kazakhe et a construit puis mis en service l’oléoduc Kazakhstan-Xinjiang. Par ailleurs, Pékin, qui avait investi, entre autre, 20 milliards de dollars en Argentine et au Chili entre 2005 et 2010 pour la construction de la voie ferrée reliant ces deux pays et le Brésil aux ports du Pacifique, a depuis, largement participé aux infrastructures qui relient la Mandchourie et l’Extrême-Orient russe d’une part, et le Xinjiang au Kazakhstan de l’autre. Les gisements de gaz naturel près d’Irkoutsk, en Sibérie orientale, sont exploités par une multinationale associant Gazprom et des investisseurs chinois, coréens, iraniens et japonais. Le commerce entre les régions frontalières des deux pays représentait les deux tiers de la balance commerciale sino-russe au début du siècle. La grande distribution japonaise a su se faire une place de choix, notamment grâce à une politique salariale, sociale et de formation permanente très appréciée des deux côtés de la frontière sino-russe. Une question, oui ?

– Un commentaire d’abord, avança Mlle Kawada Akeko, qui représentant le ministère japonais des finances. Cette situation me rappelle la transformation de notre île de Hokkaido à l’ère Meiji. Auparavant, elle s’appelait Yezogashima, autrement dit l’île des barbares, que les chroniques ne mentionnaient qu’à peine. Puis vint l’époque du coup de rein prodigieux qui, en une génération, va faire du Japon une grande puissance moderne. Le pays tout entier est alors en pleine métamorphose. Le nouveau gouvernement Meiji accorde toute son attention à ce territoire du nord méprisé et délaissé. Rebaptisée Chemin de la mer du Nord (Hokkaido), ce qui relève son prestige, et administrée par une équipe exceptionnelle, l’île est déclarée stratégique. Elle va jouer un rôle considérable dans le plan d’industrialisation mené par I’État. Mines, pêcheries, usines, moulins à papier y sont construits aux frais du Trésor public. On connaît la suite… Mais je voudrais aussi poser une question : vous avez dit que ce que la sous-région du « Grand Mékong » a servi de modèle à l’ExtrêmAsie. Mais l’ExtrêmAsie est très éloignée du « Grand Mékong »….

– C’est absolument exact. Ce qui a été observé et adapté, c’est la méthode employée. La Banque asiatique de développement a servi, avec une rare efficacité, de courroie de transmission entre les États pour mettre en œuvre des réalisations concrètes. Et puis, je rappellerai que la province chinoise du Yunnan fait partie du périmètre du Grand Mékong. Je poursuis en en venant au réchauffement climatique. Comme au Canada, il a eu ici deux effets bénéfiques : étendre la culture, notamment du blé de printemps et améliorer la production d’hydroélectricité en augmentant le débit des fleuves. Une demande croissante d’eau pour la consommation urbaine et industrielle a eu pour effet de réduire les surfaces en blé irrigué des plaines du Nord de la Chine. La Sibérie occidentale, en ExtrêmAsie, en est devenue le grenier à blé. Le commerce du grain a renforcé le rôle des stations du Transsibérien, comme Chita, célèbre pour ses silos. Par ailleurs, l’équipement hydroélectrique en cours des fleuves sibériens gonflés par la fonte des glaces grâce à des barrages au fil de l’eau, financé par les bénéfices tirés du gaz et du pétrole, permet à la fois d’urbaniser et d’industrialiser l’ExtrêmAsie, de vendre de l’énergie à la Chine et à la Mongolie et d’alimenter la traction électrique du réseau régional bâti autour du Transsibérien en complément des centrales nucléaires miniaturisées[xiv]. Le trafic engendré par le blé et le pétrole a justifié ces améliorations. De plus, leur rapidité, les économies d’énergie et la faible émission de gaz à effet de serre, ont fait de ces axes ferrés eurasiatiques de sérieux concurrents du transit maritime des conteneurs. La mise à l’étude d’un lien ferroviaire fixe par le détroit de Béring, entre la Californie[xv] et Vladivostok prévu pour 2050 soulève bien le scepticisme, mais ni plus ni moins que ne l’était, en 1802, l’idée d’un tunnel sous la Manche … Oui ?

– Je confirme votre dernier point. Nos services ont effectivement procédé aux études préliminaires de ce gigantesque projet, déclara l’inspecteur général russe chargé des infrastructures, Valentin Eremenko. Mais rappelez-vous que le Seikan Tonneru que notre ami Kuwayama connaît bien, le tunnel que votre Shinkansen emprunte plusieurs fois par jour entre Tokyo et Sapporo avait paru gigantesque en son temps avec ses 54 km, comme le pont de l’Øresund, qui relie le Danemark à la Suède, ou le tunnel sous la Manche ou, un jour prochain, Gibraltar… Et, puisque nous sommes sur le sujet, vous me permettrez de vous en dire deux mots…

– Deux mots, d’accord, mais pas beaucoup plus, répliqua le modérateur, craignant, au vu de son truculent interlocuteur ravi de prendre la parole, le dérapage verbal …

– Merci. Rassurez-vous, je serai bref. L’idée du tunnel sous le détroit de Béring n’est pas neuve. Le dernier tsar de Russie, Nicolas II, avait approuvé à deux reprises un plan similaire, malheureusement, la Première guerre mondiale et la Révolution bolchevique l’ont finalement fait capoter. Ce tunnel reliant l’Asie et l’Amérique par le détroit de Béring, des ingénieurs et entrepreneurs en rêvent en effet depuis plus d’un siècle. L’idée a été relancée à Moscou par un groupement de promoteurs russes et américains en avril dernier, oui, en 2007, avec un audacieux projet d’axe routier et ferroviaire souterrain.Le tunnel serait le plus long du monde avec ses 110 kilomètres, battant le record actuellement détenu par le tunnel de base du Saint-Gothard, long de 57 km. Il serait creusé à 80 mètres sous le plancher océanique, dans une zone où les eaux atteignent plus de 50 mètres de profondeur, entre l’Extrême-Orient russe et l’ouest de l’Alaska, dans l’une des régions les plus inhospitalières au monde. Tenez-vous bien ! En hiver, la température y tombe régulièrement à moins 70 degrés Celsius. L’ouvrage prolongerait une ligne ferroviaire de 6 000 kilomètres à travers l’Extrême-Orient russe. On pourra aller un jour de Londres à Washington en passant par Moscou !

– Mais ce devrait coûter une somme astronomique, objecta M. Sòng Da, l’ingénieur général chinois chargé des infrastructures, un peu vexé de voir se développer un tel projet sans que son pays y soit associé.

– Soyez gentil de répondre brièvement, intervint le modérateur, inquiet de la tournure que prenait le dialogue.

– Je serai très très bref, monsieur le président. Selon l’un des promoteurs, Walter Hickel, un ancien gouverneur de l’Alaska, le projet, évalué à 65 milliards de dollars permettrait de doper l’économie de l’Extrême-Orient russe et l’Alaska, assis tous deux sur la fabuleuse richesse de leurs sous-sols. Le coûteux projet est encore bien loin de voir le jour, d’autant qu’un responsable russe a fait savoir que Moscou ne s’y impliquerait que lorsque des investisseurs privés se seraient engagés à participer raisonnablement au financement… Mais ce qu’il faut savoir, c’est qu’il suffirait de 30 ans seulement pour que ce tunnel devienne rentable. Outre un lien routier et ferroviaire, il comprendrait également un oléoduc, un gazoduc et des câbles électriques et une autoroute informatique de fibres optiques à ultra-haut-débit. Les trains pourraient y circuler à plus de 150 km/h en vitesse commerciale. A terme, 3% du fret mondial pourrait transiter par cette voie. C’est considérable ! J’ajoute que la mise à exécution du projet ne prendrait que 22 ans, études comprises. Selon le président du conglomérat russe de construction Transstroi, la technologie pour mener à bien un tel chantier existe déjà. Un dernier mot et j’en ai terminé.

Le modérateur regarda le fâcheux avec inquiétude.

– Les gouvernements russe, américain, japonais, chinois et l’Union européenne sont invités à soutenir le projet dans le cadre de leurs stratégies de développement économique. S’il y a d’autres questions, j’y répondrais volontiers après la fin de la séance, lança-t-il à la cantonade.

Soulagé, Jiāng Yeng-Wang-Yeh reprit la main.

– Continuez votre exposé je vous prie, monsieur Oseko.

– Merci. J’aborde maintenant l’aspect humain de l’ExtrêmAsie. Si, à la fin du siècle dernier, la presse tant à Moscou qu’en Extrême-orient russe regorgeaient d’articles condamnant « l’expansion silencieuse de la Chine », de peur qu’elle n’aboutisse à une reprise du contrôle de facto sur les régions perdues à la fin du 19e siècle, la présence chinoise sur le territoire russe n’est plus perçue comme un danger mais comme un enrichissement utile et même nécessaire au pays[xvi]. Autrefois ouvriers agricoles ou du bâtiment, la qualité de ces « nouveaux Russes », bien formés et travailleurs, a redonné un dynamisme exceptionnel aux activités de la région. Plus à l’ouest, les sociétés chinoises qui avaient pris pied dans le parc technologique de Novossibirsk, le centre scientifique de la Sibérie, y ont amené leurs associés japonais, apporteurs de compétences et de capitaux. En retour, Russes, Chinois et Japonais ont développé avec succès un incubateur d’entreprises communes à Yantai, dans la province du Shandong et y assurent la production conjointe d’instruments de mesure destinés à l’industrie nucléaire. L’essaimage progressif de ces dispositifs reliés en réseau par Internet avec des « usines » automatisées dans les secteurs inhospitaliers, permet d’obtenir des produits semi-finis à partir des ressources minérales exploitées elles-mêmes sans autre intervention humaine que le personnel de maîtrise. Des questions ?

– Oui, dit M. Dǒng Shang-Ti, Directeur-adjoint de Pacific Century Copperworks and Mining, je trouve l’idée séduisante, mais je me pose une question : comment va-t-on optimiser la maintenance planifiée et aborder la conception des équipements dans ces usines automatisées, sans parler de la productivité administrative et la sécurité au regard de l’environnement ?

– Je suis désolé de ne pouvoir vous répondre. Vous savez, je suis diplomate, glissa Oseko Koichiro, je dirige le Bureau des affaires asiatiques du Gaimusho, le ministère japonais des Affaires étrangères. Mais, peut-être monsieur Kinoshita, qui dirige la branche électronique de Bokusatsu Tenshi Dokuro Chan pourra-t-il vous donner un premier élément de réponse…

– Très modestement, oui, dit l’intéressé, flatté qu’on lui demande d’intervenir. Il se gratta la gorge. Je vais sans doute répondre d’une manière trop générale et sans doute abstraite : il suffit d’utiliser la logique floue à l’échelle industrielle. Comme vous le savez, ce sont les Japonais qui ont montré la voie dans ce domaine, surtout pour la reconnaissance des formes et la robotique. Dans une usine automatisée, précisément, la logique floue peut accomplir les tâches jusqu’ici réservées aux ouvriers spécialisés : elle sait utiliser des informations ambiguës et apporter le genre de réponse qui vient habituellement de l’expérience. Je vais être plus concret. Nishinbo Industries, par exemple, a développé un mélangeur de couleur qui sait reconnaître de subtiles distinctions comme « un peu plus sombre », « un poil plus bleu » ou « avec un soupçon de blanc ». L’application la plus connue est celle du métro de Sendai au Japon, qui fonctionne depuis trois ans. Le système à contrôle flou fait tout ce que peut faire un conducteur de train, à commencer par le démarrage, en passant par le contrôle de la vitesse quand il est en mouvement, jusqu’à l’arrêt en station. Inutile de se demander s’il y a encore un pilote dans le métro, la réponse est non, la machine veille à tout. L’intérêt du système de Sendai est qu’il utilise un système de contrôle flou et prédictif, ce qui signifie qu’il peut prédire la conséquence vraisemblable d’une situation donnée. Par exemple, il « sait » ce qui se passe si le frein est actionné lorsque le train avance à une certaine vitesse. Il choisit les meilleures réponses possibles en fonction de cette prédiction. A la différence d’un conducteur humain, surtout d’un débutant, des trains flous ne font pas d’arrêts brutaux à la station et ne dépassent pas les quais. Les passagers peuvent donc espérer une conduite plus souple. J’espère avoir apporté les précisions que vous souhaitiez.

– Je vous remercie, monsieur Kinoshita, dit Oseko Koichiro, soulagé d’avoir pu mettre l’industriel à contribution et satisfait que celui-ci ait pu faire adroitement fait valoir les compétences de son pays dans un domaine de pointe encore mystérieux et prometteur.

Le modérateur, monsieur Jiāng Yeng-Wang-Yeh, lui demanda de poursuivre son exposé, car l’heure avançait. Monsieur Oseko, réajustant ses lunettes et consultant rapidement les notes qu’il avait posées devant lui, reprit donc :

– Politiquement, alors qu’elle est largement à l’œuvre au Japon, la décentralisation s’est confirmée progressivement, en Chine comme en Russie : les provinces traitent directement avec l’étranger. Une économie moins dépendante de la terre s’est développée, avec l’urbanisation et le changement de taille des exploitations agricoles, désormais aux mains de jeunes gens bien formés, au genre de vie proche de celui des citadins, et qui doit plus aux capitaux apportés par les banques qu’au sol proprement dit. Ce « découplage » d’avec les lieux et l’atavisme paysan a facilité la mobilité et l’acceptation du mélange des populations. L’agriculture et l’élevage, traditionnellement extensifs se sont intensifiés progressivement y compris sur les franges des régions steppiques, avec sédentarisation et apparition « d’enclosures ». La densité urbaine va croissant mais reste encore faible. Le contrôle de l’immense territoire de l’ExtrêmAsie repose principalement sur l’observation satellitaire, qui seconde efficacement par ailleurs sa gestion économique (occupation du sol, grandes infrastructures). Oui ? Une question ?

– Je me souviens trop vaguement de ce qu’a été le mouvement des enclosures, c’était en Angleterre, n’est-ce pas ? Pouvez-vous nous le rappeler ? demanda Antonina Moukhina, la présidente de CJSC Transmashholding[xvii], le plus important fabricant russe de matériel ferroviaire roulant.

– L’enclosure fait référence aux changements qui, effectivement, en Angleterre et à partir de la fin du XVIe siècle, ont transformé une agriculture communautaire traditionnelle, pratiquée dans des champs de superficie importante, en système de propriété privée avec barrière ou haie, formant un paysage de bocage.

– Merci beaucoup. C’est très clair.

– Je disais donc que l’observation satellitaire permettait le contrôle du territoire et contribuait à sa gestion. Militairement, le projet esquissé en 2005 autour du couple sino-russe et de l’OCS s’est confirmé par un engagement graduel d’une coopération fondée sur un double apport, celui de l’armement russe et celui des effectifs chinois. La lutte contre les risques de terrorisme islamique au Xinjiang et en Asie centrale, la protection des oléo-gazoducs et la volonté de disposer d’une force d’intervention « à toutes fins utiles » en Asie et Pacifique ont été les moteurs de l’interopérabilité des deux armées, puis de la formation d’unités mixtes progressivement étendues du régiment au corps d’armées pour déboucher sur une organisation militaire quasi-autonome de l’ExtrêmAsie. Un modus vivendi a été trouvé avec l’OTAN pour échanger des officiers de liaison, délimiter les périmètres d’intervention et envisager des opérations conjointes. Y a-t-il des questions sur ces deux points, politique et militaire ?

Jiāng Yeng-Wang-Yeh annonça la pause-café/thé après les questions, s’il y en avait…

Il n’y en eu pas. Les trois généraux avaient préféré se taire pour ne pas prolonger la séance, déjà bien longue à leur gré. Ils se dirigèrent vers le bar. On trouverait peut-être saké, whisky ou vodka… et là, on pourrait commencer à discuter. Entre militaires. Des petits groupes se formèrent à faible distance de la table où étaient disposés des séries de tasses et de verres, des bouteilles de jus de fruit et des carafes thermos remplies de café ou d’eau bouillante, des biscuits salés et des olives dans des coupelles de porcelaine. Ivan Chtchedrine et Oseko Koichiro, qui se connaissaient déjà pour avoir été en poste au Kénya, Ivan comme premier secrétaire et Koichiro comme ambassadeur, s’en rappelaient les bons souvenirs.

– Vous souvenez-vous de la réception que nous avions donnée à la résidence, Lenana Road, à l’occasion de la venue du Secrétaire général des Nations unies ? C’était Kofi Annan, un grand monsieur…

– Naturellement, répondait Koichiro Oseko. Je m’y étais rendu avec ma fille, qui avait dix-neuf ans à l’époque, ma femme était retournée voir ses parents à Niigata. Elle avait beaucoup apprécié les jardins de votre résidence… Elle a surtout gardé un très bon souvenir de Nane Annan, l’épouse du Secrétaire général, qui est suédoise. Elles avaient même échangé leurs adresses.

– Vous avez certainement aussi bien connu Dick Wathika, le maire de Nairobi…

– Bien sûr, un homme charmant… Notre pays l’a aidé pour mettre en œuvre un projet qui lui tenait à cœur, l’éclairage des bidonvilles. Je ne sais plus combien de réverbères nous lui avons offert, mais je me souviendrai toujours du soir de l’inauguration de l’éclairage public. C’était dans le quartier de Kibera, au sud de Nairobi-ville. Un an jour pour jour après la terrible nuit du 4 décembre 2001, où il a eu des troubles, avec machettes, incendies et des dizaines de morts… Une rixe entre Nubiens et Kikouyous qui avait dégénéré…

– Effectivement, j’en avais entendu parler. Je connaissais l’existence de ce bidonville, mais je n’y ai jamais mis les pieds. Mon chauffeur, qui y habitait, m’en parlait de temps en temps… Je crois que beaucoup de monde y vivait, n’est-ce pas ?

– Huit cent mille personnes ! Vous imaginez ! Et je pense qu’il y en a autant sinon plus aujourd’hui. Totalement illégal, naturellement. Vous vous souvenez peut-être que le mot Kibera signifie « jungle » ! L’endroit n’était même pas signalé sur les plans. Une île occulte dans le pays. Bien sûr, l’eau n’était pas fournie par la collectivité publique. C’était la mafia qui achetait les tuyaux, les faisait poser tant bien que mal dans la boue ou la poussière selon le moment et vendait l’eau potable le double de ce qu’elle coûtait en ville. Ils avaient même leur propre police pour châtier les voleurs. Mais je reviens à l’inauguration. Ce soir-là, nous avions pris place sur une petite estrade, le maire, moi-même et quelques accompagnateurs. Le ciel était couvert, c’était environ vers huit heures du soir. Il faisait quasiment nuit. Au bruit des conversations, des rires, des éclats de voix, on devinait qu’il y avait foule autour de nous. Plusieurs jours avant, nos coopérants volontaires, sous la conduite d’un Kényan du quartier – je crois me souvenir qu’il s’appelait Julius Mzembe – avait distribué des prospectus pour annoncer la cérémonie, expliquer à la population ce qu’était l’éclairage public et surtout organiser des réunions avec les responsables de quartiers, car les analphabètes sont nombreux…

– Ah ! Vous venez de me rappeler bien des souvenirs… Excusez-moi, continuez…

– Il y avait de la musique, des haut-parleurs, etc. … Nous étions à peine éclairés par quelques flambeaux placés aux quatre coins de notre estrade. Les flonflons se sont arrêtés et lorsque le maire a abaissé la manette du contact électrique, brusquement, tout s’est éclairé comme en plein jour. Il y a eu un silence stupéfiant. Puis une immense clameur, quelque chose comme « Hourra ! ». De l’autre côté de la rue, quand je dis rue, il faut plutôt parler de chemin de terre, avec des ordures sur les côtés, un groupe de femmes aux tenues très colorées est apparu, avançant en dansant et chantant, puis elles nous ont offert des bonnets brodés. Nous avons vus ensuite des groupes d’enfant en uniforme – chemise blanche, culottes grises, caquettes rouge – venir s’asseoir au pied de chaque réverbère, livres et cahiers en main, pour faire leurs devoirs, comme dans un ballet bien réglé. Nous étions tous très émus. Inoubliable ! Un petit film a été tourné par les services de l’ambassade, pour montrer à nos compatriotes – eux qui sont comblés de lumière – à quoi servait l’argent de notre aide publique au développement. Nous avons appris ensuite que les coiffeurs et les barbiers disputaient leur place aux enfants pour accueillir leur clientèle le soir, quatre coiffeurs par réverbère, leurs miroirs fixés au poteau… Mais vous aviez un souvenir à me raconter, je crois…

– Oui, en effet. À propos de bidonville. Voici l’histoire. Elle se passe dans un autre bidonville que le vôtre, celui de Mathare. Mon conseiller culturel avait eu l’excellente idée de distribuer des appareils photo aux enfants des rues, enfin, à quelques uns d’entre eux, garçons et filles de dix à quinze ans, pour photographier leur milieu de vie. Nous avons organisé une grande exposition à Mathare. Beaucoup de succès. C’était la première fois que des Kényans photographiaient, se voyaient et se reconnaissaient. D’habitude, c’était les quelques touristes qui osaient s’aventurer là… Mais je reviens à ce que j’avais en tête auparavant. Je reçois un jour, ce devait être en septembre 2002, un appel du ministre des Affaires étrangères. Il me dit que le Président veut me voir. Je prends donc rendez-vous au palais présidentiel et, à l’heure fixée, je me présente. Le Président Daniel Toroitich arap Moi me fait asseoir à côté de lui dans un fauteuil identique au sien, large comme un canapé, une petite table basse revêtue d’un napperon brodé entre nous deux. C’était un homme à la stature imposante, mais d’une grande simplicité, contrastant avec le maintien impérial de son prédécesseur, Jomo Kenyatta. Bien qu’il ne fut pas de l’ethnie dominante des Kikouyous, il était très aimé – j’allais dire : de ses sujets – par la population. Bref, après quelques propos aimables, notamment celui-ci avec un grand rire « Vous savez combien je suis un farouche anticommuniste, eh bien, maintenant que votre pays l’est également, nous pouvons parler à cœur ouvert ! », il s’incline de côté vers moi, comme s’il voulait me parler à l’oreille et, à voix basse, il me confie :

– Votre Excellence, vous savez peut-être que je suis né à Kurieng’wo dans le district de Baringo. J’ai des remords de n’avoir pas fait grand’chose pour mon village natal. Il me tarde de m’en délivrer. Je voudrais leur offrir un équipement utile. Et puis, j’ai été un homme d’État africain et je veux faire quelque chose pour l’Afrique. Je souhaiterais que la Russie, votre pays, me donne des idées de projet allant dans ce sens et une aide à son démarrage. J’apporterai personnellement 20 millions de shillings kényans[xviii]. Peut-être que déjà, vous-même… ?

– Monsieur le Président, j’aimerais pouvoir répondre immédiatement à votre désir. Ce serait possible pour le premier objet, un équipement pour votre village natal. En vous écoutant, j’ai pensé à une bergerie modèle. Car, si je ne me trompe, ce sont surtout des familles d’éleveurs et de bergers qui y vivent. Mais j’enverrai mon conseiller culturel voir sur place…

– Mais c’est une très bonne idée que vous avez là, mon cher ambassadeur ! Et pour le second objet ?

– Là, c’est plus délicat, car nous y sommes dans un contexte géopolitique qui engage mon pays et demande réflexion. Je vais y réfléchir et vous apporter très vite une ou deux propositions.

– Bon, bon. Mais ne tardez pas trop. Je suis âgé et j’ai des ennemis…

– J’abrège. Nous l’avons aidé à créer le Moi Africa Institute destiné à contribuer au règlement des conflits qui éclatent en permanence sur ce continent. Un think tank d’études stratégiques et de gestion de crise en quelque sorte. Alors que je n’y étais plus en poste, et qu’il n’était plus président depuis fin 2002, il m’a invité à Nairobi, en qualité de président du nouvel institut portant son nom, pour l’inauguration, c’était en mars 2004 si j’ai bon souvenir… Comme disent les Français, il s’est fait un fromage… Les festivités de l’inauguration avaient lieu dans l’une de ses sept résidences, à Kabarnet Gardens, pas très loin du bidonville de Kibera dont on déjà parlé. Une ancienne et belle demeure coloniale anglaise de la fin des années 40, la résidence du vice-gouverneur de la colonie à l’époque et devenue celle des présidents du Kenya. Mais, comme vous l’imaginez, ses titulaires avaient préféré élire domicile dans des quartiers plus reluisants. Lorsque Moi devint vice-président en 1967, à la surprise générale, il choisit d’habiter Kabarnet Gardens. Le gouvernement de Mzee Kényatta, touché par son humilité décida alors de lui en donner la propriété… Mais je vois que tout le monde entre en séance, il faut y aller. Je crois d’ailleurs que nous venons d’aborder le sujet…

En effet, la seconde partie du thème « L’aide au développement, facteur d’influence et de puissance » allait être présentée. Les conversations particulières avaient cessé. Le modérateur avait rappelé le conférencier pour évoquer, non plus l’Asie du Nord-Est, mais l’Afrique sub-saharienne.

Oseko Koichiro, qui venait de se rafraîchir la mémoire avec son collègue russe rappela d’abord que la « Déclaration sur le nouveau Partenariat stratégique afro-asiatique », signée à Jakarta en avril 2005, avait souligné la volonté de réactiver l’esprit de Bandung et la solidarité Sud-Sud.

– Je voudrais attirer votre attention sur un changement significatif : l’affirmation, d’abord platonique de la solidarité politique avait fait place, au fil des réunions à l’Organisation Mondiale du Commerce, à une coopération économique[xix]. Un partenariat stratégique afro-asiatique de type nouveau est apparu pour lutter contre le sous-développement et soutenir le multilatéralisme. Le succès avec lequel certains pays d’Asie avaient absorbé les effets de la mondialisation avait impressionné les dirigeants africains Dans toute l’Afrique, les liens avec des pays d’Asie, notamment Chine, Japon et Inde, se sont renforcés. « Les colonisateurs avaient construit des chemins de fer en Afrique pour piller la richesse du continent, tandis que les Chinois l’ont fait pour nous aider » avait résumé Nyerere, l’ex-président de Tanzanie. Oui, vous voulez faire une observation, madame Wèi Fu-Hsi ?

– En effet, je voudrais signaler que cette coopération se fait sans conditions, différemment des Occidentaux qui mettent le nez dans les affaires intérieures des pays auxquels ils prêtent de l’argent et leur font des remarques déplacées sur des questions comme celles des droits de l’homme, ce qui ne les empêche pas de faire de bonnes affaires avec les potentats locaux. C’est tout ce que j’avais à dire.

– Je vous remercie pour cette précision. L’Asie est devenue aujourd’hui, aux yeux des opinions africaines, une alternative libératrice après un long passé dans la sphère occidentale, avec l’espoir de voir ressurgir le cours de leur Histoire. Venons en maintenant à l’aide publique au développement ; Elle a constitué de longue date un outil important de la politique extérieure du Japon[xx] comme de la Chine. Tous deux ont soutenu le Nouveau partenariat pour le développement économique de l’Afrique, le NEPAD.

À la surprise du modérateur, Yuri Boïtchenko interrompit le conférencier sans aménité.

– Nous aussi, à Moscou, nous nous sommes félicités de l’adoption par l’organisation panafricaine du programme « Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique », le NEPAD, qui est appelé à éradiquer la pauvreté au moyen de la croissance accélérée du PIB et à promouvoir un développement économique stable de la région. Nous sommes persuadés que les pays africains doivent prendre des mesures énergiques et cohérentes dans ce domaine stratégique. Nous saluons l’aspiration de la société africaine à réaliser ce programme. Nous élaborons des mesures à prendre pour soutenir les objectifs du NEPAD. Le représentant spécial du président russe pour les liens avec les dirigeants des pays africains, Nodari Simonia, directeur de l’Institut russe de l’économie mondiale et des relations internationales, et le ministère russe des Affaires étrangères, ont pris une part active à la mise au point du Plan d’action. Des experts russes ont participé à la mise sur pied d’un plan commun de développement des capacités africaines pour entreprendre des opérations de maintien de la paix, y compris au niveau régional, qui a été entériné au sommet d’Evian.

– Je croyais qu’on avait banni la langue de bois, souffla Terazawa Yoichi à sa voisine, Mlle Kawada Akeko…

– Il faut croire qu’elle n’a pas été éradiquée chez certains, pas plus que les crises violentes qui font autant de victimes en Afrique que la faim ou la malaria, lui répondit-elle à voix basse.

– Je vous remercie d’avoir procédé à cette utile remarque, fit courtoisement Oseko Koichiro, avant de reprendre imperturbablement le fil de son exposé. En 2030, l’association des modèles chinois et japonais, ainsi que les avantages retirés de leurs relations avec les grandes sociétés de ces deux pays, avaient définitivement séduit la plupart des chefs d’État africains. Comme ailleurs, les ressources du sous-sol avaient été la cible des sociétés chinoises, japonaises, sino-japonaises et indiennes, dans un jeu complexe d’association-compétition, selon les pays et les situations. Nonobstant l’opinion de Nyerere, des infrastructures lourdes avaient été construites pour l’évacuation des matières premières, généralement jusqu’aux ports de chargement. Des usines de transformation en produits semi-finis avaient été financées notamment par les Banques africaine et ouest africaine de développement, auxquelles contribuent depuis longtemps la Chine, le Japon et l’Inde. Le Sommet des affaires, tenu en marge du 4e Sommet quadriennal Afrique-Asie (Lagos, 2017) avait illustré l’emprise asiatique sur le continent : plus des deux tiers des femmes et hommes d’affaires présents avaient été formés grâce à un financement de ces trois pays, puis méthodiquement suivis par eux dans le cadre d’associations d’anciens étudiants.

Yuri Boïtchenko se leva sans y avoir été invité, pour déclarer que, pour sa part, l’aide russe à l’Afrique a surtout consisté à alléger le fardeau de la dette pesant sur les pays africains dans le cadre de l’initiative PPTE, les pays pauvres très endettés. En 1998-2002, la Russie avait ainsi passé l’éponge sur 11,2 milliards de dollars de dettes africaines, dont 3,4 milliards de dollars l’année dernière. Malgré l’air franchement désapprobateur du médiateur, il poursuivit :

– Nous accordons des préférences commerciales aux pays africains. Le régime de préférence concerne plus de 80% des importations russes en Afrique. Notre assistance permet à l’Afrique d’assurer la formation des cadres et d’améliorer le système de santé publique. Les États africains se voient attribuer près de 800 bourses d’études russes par an. Des enseignants et des médecins russes travaillent dans certains pays du continent. La Russie aura transmis 20 millions de dollars au Fonds global contre le SIDA, la tuberculose et le paludisme pendant la période de 2002-2006. A ce jour, la Russie a déjà versé 5 millions de dollars à cette institution.

– Monsieur Boïtchenko, je suis obligé de vous demander de ne pas interrompre le conférencier et d’attendre le moment des questions. Puis-je compter sur vous ?

– Bien sûr, bien sûr, bredouilla l’intéressé, vexé de ce rappel à l’ordre. De son côté, Ivan Chtchedrine ne cachait pas son approbation aux remarques du modérateur. Celui-ci s’excusa brièvement de ne pas avoir su discipliner les débats, de manière à enfoncer définitivement le numéro 2 russe, puis demanda à Oseko Koichiro de ne plus s’interrompre, car l’heure avançait…

– Je parlais du renouveau qu’avait suscité la coopération des Africains avec les pays asiatiques au regard de leur passé colonial et aux habitudes, voire aux collusions qui en avaient été la conséquence. Cette nouvelle diplomatie active renforçant avec continuité les solidarités, sans à-coup émotionnel, avait eu raison de deux siècles de présence occidentale. La francophonie s’était rétrécie aux élites âgées tandis que la communication avec les Asiatiques avait stimulé l’anglophonie. Quelques différences marquent la présence de ces trois pays. Pékin n’hésitait pas à entreprendre des travaux de grande envergure[xxi] et traitait selon le mode bilatéral, octroyait des prêts à taux très bas ou nul et fournissait à la fois l’équipement, les matériaux et, massivement, la main d’œuvre, dont une partie reste dans le pays, une entreprise d’État chinoise étant chargée de la mise en œuvre. Djibouti est devenu le port majeur des échanges sino-africains grâce à son nouveau port en eau profonde et la desserte ferrée qu’assurait le réseau développé sur l’ensemble du Continent noir, notamment avec le financement chinois associé à l’argent de certains émirats du Golfe. Dans le cadre de la Japan International Cooperation Agency et des Tokyo International Conference on African Development, TICAD, tenues tous les cinq ans depuis 1993, le Japon pratiquait à la fois les coopérations bilatérales et multilatérales (Banque africaine de développement, utilisation de supports subventionnés partiellement par Tokyo mais situés en Asie du sud-est, NEPAD…). La 6e TICAD a eu lieu en 2018. Ses priorités sont la prévention des conflits, la croissance du secteur privé (les petites et moyennes entreprises), et le développement des ressources humaines (formation professionnelle et santé), l’encouragement à la coopération Afrique-Asie (Centre Afrique-Asie d’information sur l’investissement et Forum d’affaires).L’Inde agit à la fois par le biais de crédits acheteur et de sociétés de commerce, mais également par joint-ventures avec des sociétés africaines.

Au cours de la première décennie du siècle, la soif de pétrole et de gaz, comme de minerais et de différentes matières premières, avait poussé la Chine, le Japon, la Corée et l’Inde à s’intéresser aux pays producteurs (Soudan, Angola, Nigéria, Tchad, Gabon). Il s’agissait alors de s’en approprier les ressources, par le jeu de l’investissement et de la diplomatie, pour éviter d’être placés en état d’infériorité par tel ou tel challenger. Puis, ayant maîtrisé les règles du jeu du marché mondial, ces grands consommateurs asiatiques se sont décrispés et ont déplacé leurs objectifs vers le développement de leurs débouchés sur les marchés africains qu’ils ont réussi à rendre solvable pour des produits moins chers que ceux des pays occidentaux. Cette spirale positive a renforcé leur présence.

De plus, un système d’observation de l’environnement a été mis en place pour le suivi des effets du changement climatique, permettant aux experts chinois et japonais de créer un réseau à la fois technique et relationnel qui s’est densifié au fil des années, simultanément avec des opérations de coopération d’envergure. Le Japon y a gagné les voix nécessaires pour se hisser au Conseil de sécurité des NU, avec l’accord tacite de la Chine, longtemps opposée, mais, qui dans le climat de 2030, ne voyait que des avantages à donner le poids qu’elle estimait devoir revenir au continent asiatique dans les grandes décisions internationales. En retour, elle a soutenu au grand dam de l’Égypte la candidature de l’Afrique du Sud, partenaire stratégique, et du Nigéria, pour des raisons pétrolières. La voix de l’Asie unie dans les grands débats internationaux, notamment à l’OMC, était devenue essentielle, au même titre que l’ALENA ou l’Union européenne. Voilà, j’en ai terminé. Y a t-il des questions ?

L’heure tardive n’y incitait guère et Monsieur Boïtchenko, toujours vexé, ne leva pas les yeux, faisant semblant de ranger ses papiers. Il monta directement dans sa chambre et se fit monter un en-cas. Les trois chefs de délégation avaient prévus de se retrouver au restaurant de l’hôtel pour un dîner de travail avec les représentants de nos trois journaux. Pour les autres, le dîner étant libre, des groupes s’étaient formés pour la soirée.

Le premier groupe, mené par Terazawa Yoichi, qui s’était révélé être un véritable boute-en-train comprenait Mlle Li Shān, Mme Wèi Fu-Hsi, M. Dǒng Shang-Ti et M. Kagawa Kintsune. Le second, les généraux Zhū Chen et Andreï Kirianov, MM. Tián Xun et Sòng Da, tous quatre joueurs de carte enragés se rendirent dans un des salons où déjà, plusieurs tables de bridge étaient occupées. Ils se firent apporter des sandwiches et de la bière. Mmes Vera Zolotoukhina et Antonina Moukhina, qui avaient sympathisé, attirèrent un compatriote dans leur sillage, Dmitri Foursenko, et le général Shimazu Akizumi, bon russophone. Ils filèrent en ville, à la Troïka Russe, rue des Bains, dont ils avaient trouvé l’adresse sur la carte de visite sur le présentoir de l’église russe visitée la veille. Le restaurant se situait entre Rhône et Arve, à deux pas du Musée Ariana. Le bortsch y était excellent ! M. Luó Chang, quant à lui, était parti de son côté. Et puis, il y avait ceux qui, étourdis, ou absents au moment où les groupe se formaient, s’étaient finalement retrouvés dans le hall en quête de compagnie. C’est ainsi que Mlle Kawada Akeko et MM. Viktor Sobolev, Valentin Eremenko, Kinoshita Junichi, Kuwayama Fujitaka et Omura Ichiro, après beaucoup d’hésitation et que différentes suggestions aient été faites, repoussées, reprises, améliorées, l’une d’elle fut finalement adoptée : descendre en ville en taxi et s’en remettre au conseil des chauffeurs pour trouver, pas trop loin, un restaurant simple et sympathique. Le problème fut que, deux taxis ayant été appelés, chacun des chauffeurs avaient plaidé pour sa paroisse. Le premier, avec sa Daimler-Benz, habitait Satigny-Peney, une banlieue connue pour l’entreprise Déconstruction-Auto-Moto, la plus grande démolition (casse) automobile de Suisse Romande, et vantait le Café de Peney, un haut lieu de la gastronomie genevoise. Le second, celui de la Subaru verte, lui, ne connaissait que les gargotes du quartier des Avanchets, à Vernier. Mais il en tenait pour L’Auberge de la Mairie, rue du Village, le numéro 1 du tartare à Genève « Vous vous rendez compte : pas moins de quinze sortes de tartares, viandes, légumes et poissons, ou bien, si vous préférez, des filets de perche et cuisses de grenouille à gogo un soir par semaine, c’est justement ce soir ! Aujourd’hui, il fait beau, ils vont donc vous proposer sur la terrasse toutes leurs viandes sur ardoise. Une carte de fidélité vous sera offerte et surtout, tout ceci dans la bonne humeur. Allez-y ! Essayez, goûtez et vous ne serez pas déçus, vous verrez, on se réjouira de vous accueillir ! ». Une brève discussion eut lieu entre les deux chauffeurs, chacun défendant sa préférence devant le groupe devenu spectateur. Le chauffeur à la Subaru avait un vrai bagout à l’accent savoyard très prononcé tandis que celui de la Daimler parlait sans un geste avec un rien d’humour distingué et un certain détachement. Ce fut lui qui l’emporta. La Subaru suivait la Daimler avec une mauvaise humeur qui se traduisait par des coups de frein brutaux, des virages pris à faire crisser les pneus, bref, lorsque après avoir traversé une verte campagne (dans les villes d’Europe, il y a en général le centre-ville, la banlieue, puis, enfin, la campagne. Mais Genève est vraiment une agglomération particulière : il y a le centre-ville, la campagne et, enfin, la banlieue. C’était le cas de Satigny. Tout ce petit monde arriva au fameux Café de Peney, les uns frais et dispos, les autres encore agités par la conduite mouvementée de leur chauffeur. Par contre, lui, avait déchargé sa bile et fut absolument charmant à l’arrivée, pourboire oblige. Ce restaurant avait été autrefois le café du hameau de Peney-Dessous, délaissé, racheté puis transformé. C’était aujourd’hui une élégante auberge qui avait conservé son caractère de « bistrot genevois » avec plusieurs salles décorées avec soin. Ils choisirent la belle véranda qui s’ouvrait sur un jardin ombragé. La carte était simple et savoureuse. Néanmoins, le choix fut un exercice difficile, compliqué en outre par la recherche des vins en accord avec les plats et les goûts de cette tablée aux deux nationalités. Mais sur les conseils éclairés d’un sommelier au calme olympien, ils firent finalement la part belle aux viticulteurs genevois. Les quatre Japonais et les deux Russes abandonnèrent très vite l’anglais pour revenir à leurs langues respectives, visiblement satisfaits de ce moment de détente. Au moment de l’addition, le maître d’hôtel leur indiqua qu’il était possible de rejoindre le centre ville « par une navigation » sur le Rhône : rien de plus simple, le ponton d’amarrage se trouvait juste en face du Café…

Colloque : un nouveau paradigme, mardi 9 septembre 2007

Mardi matin, c’était au tour de M. Ivan Chtchedrine de présenter le troisième thème, « Un nouveau paradigme ». Tout le monde n’était pas là. La soirée prolongée pour certains et certaines et le caractère abstrait du thème avait creusé les rangs. C’est donc devant un effectif réduit qu’il débuta son exposé.

– Mesdames, Messieurs, Chers Collègues… Le libéralisme économique de l’après-Guerre Froide se modifie sous l’effet combiné de l’islamisme, de l’altermondialisme et de l’asiatisme, qui, en utilisant l’ensemble des moyens moderne de communication, ont modifié le concept de développement.

Les valeurs asiatiques sont en effet de retour. La crise de 1997 les avait occultées, elles ressurgissent avec le rebond économique de l’Asie et notamment, la croissance chinoise, la reprise japonaise, leurs nouvelles relations et le rebond économique que confère à la Russie ce nouveau venu qu’est désormais l’ExtrêmAsie. Ces « valeurs », conçues au départ comme des instruments efficaces d’une légitimation nécessaire face au reste du monde, ont permis aux dirigeants de réduire les tensions inhérentes à un développement économique et social particulièrement rapide. Le sentiment complaisamment orchestré que l’égoïsme et le « dévoiement moral » du monde occidental dépouillaient celui-ci du droit de régler seul les affaires du monde avait suscité leur retour en force.

Je me souviens que, déjà, en 2001, Mahathir, alors Premier ministre de la Malaisie, disait « Il faut taxer les pays riches, à qui la mondialisation profite en premier et qui exploitent les richesses des pays pauvres, pour doter ceux-ci des infrastructures essentielles ». C’est sur un réquisitoire similaire[xxii], qu’au Round de l’Organisation Mondiale du Commerce à Cancun en 2003, la Chine avait pris la tête du groupe des 21 pays non-alignés, dont l’Inde, réclamé la fin des subventions agricoles des pays riches et refusé d’ouvrir le débat réclamé par l’Union européenne sur les investissements, règles commerciales, marchés publics et concurrence. Reprenant le flambeau d’une moitié de l’humanité et de deux tiers des paysans du monde, elle retrouvait le rêve du Timonier, cette fois au nom des luttes agricoles. Vingt ans plus tard, non sans tensions, un nouvel ordre mondial, plus équitable et rationnel, était en train de se substituer à celui du 20e siècle. Si la Chine et ses alliés dans le tiers-monde avaient pesé de tout leur poids, le Japon avait ajouté le sien à cet aggiornamento. D’abord par opportunisme, car l’Asie comptait désormais davantage dans le monde, mais aussi par idéalisme. Ses élites avaient en effet trouvé un ton nouveau, au diapason d’une jeunesse dégagée d’un consumérisme devenu banal mais, en revanche, mobilisée par la volonté d’être présente dans ce combat. L’Asie avait pourtant été tentée d’adopter pour son compte les concepts occidentaux de gouvernance fondés sur la prééminence du résultat financier et de la « valeur de l’actionnaire », considérés comme le seul indicateur de progrès. Mais la dégradation de l’environnement, le retour de la pénurie alimentaire pour les plus démunis, la crise des énergies et la proportion considérable de populations misérables en Asie et ailleurs, avaient rendu cette position intenable et contraint les théoriciens puis les responsables politiques à adopter un point de vue moins sommaire. S’y était ajoutée la crise financière puis économique partie des États-Unis fin 2006, avec le krach des prêts immobiliers.

Ma réflexion va vous paraître sans doute très générale, mais on a pu observer que, pendant les périodes de restructuration, chaque nouvel ensemble politique en formation avait besoin, pendant un certain temps, de protéger ses forces naissantes du chaos extérieur. C’était tout à fait le cas ici. Instrumentalisées, les « nouvelles » valeurs asiatiques avaient en effet, sans les mépriser, servi à la fois de liant entre les nationalismes asiatiques – un facteur d’intégration évitant la tentation du rejet des deux puissance dominantes, Chine et Japon, par les autres membres de la Communauté – et de « protection sanitaire » à l’égard du reste du monde. Elles avaient été assumées sans complexe par nous autres, Russes, qui avions enfin trouvé l’équilibre satisfaisant entre l’Orient et l’Occident. Pour conclure, nous pourrions dire sans nous tromper qu’elles traduisaient un réflexe de survie plus qu’une volonté de fermeture ou d’exclusion, ce qui n’a pas toujours été compris à l’étranger, notamment aux États-Unis. Avec le recul, et je ne suis pas le seul à le penser, elles ont accompagné, en se renforçant après lui avoir donné l’impulsion initiale, la dynamique d’un « nouveau bloc » régional, fondé à la fois sur une idéologie renouvelée, une puissance rassemblée et un enthousiasme de « constructeur de Nouveau Monde » ! L’ampleur d’un phénomène géologique ramassé dans un instant de l’Histoire, celle que nous sommes en train de vivre, tous tant que nous sommes, réunis dans cette salle ! Cosmique !

Ces dernières phrases, lancées par Ivan Chtchedrine comme une péroraison finale, avec une certaine emphase et un soupçon d’humour, avait déclenché les applaudissements nourris de l’assistance.

Pour ne pas être en reste, le médiateur ajouta, l’air faussement lugubre :

– Redescendons doucement en 2008. Nous allons mesurer ce qu’il nous reste à faire pour aller vers le tableau que, les uns et les autres, venons de tracer. Mais, reprenant le sourire, avec le petit mouvement de tête qu’a le bélier qui va combattre… quand je vous vois tous autour de la table approuver cet avenir commun, j’ai toutes les raisons d’être très optimiste… Enfin, je tiens à remercier tous les orateurs, ainsi que celles et ceux qui sont intervenus avec pertinence pour la très grande qualité de leurs apports. Voilà, nous pouvons aller déjeuner. Merci encore.

Il se leva. Le travail venait de se terminer en beauté et chacun s’en congratulait en mesurant in petto, la part qui lui en revenait. Tout le monde se dirigea vers la salle attenante où des plateaux-repas attendaient, sur des tables derrières lesquelles se tenaient des serveurs en gants blancs. Puis, à la reprise, dans une ambiance qui faisait penser à une salle de classe à la veille des grandes vacances, les trois responsables de la presse présentèrent les conclusions. Ce fut à Jiāng Yeng-Wang-Yeh de le faire d’une manière digne et très concise.

« En 2030, la Communauté asiatique compte désormais dans le concert des nations. Elle dispose d’un Secrétariat général, d’un bras séculier avec un corps d’intervention armé, une idéologie forgée pour la circonstance, le néo-asiatisme, une monnaie, l’asyuan, qui commence à circuler. Elle peine cependant à définir une politique étrangère commune. Son 15e Sommet, tenu à Vladivostok en décembre 2030 l’avait amorcée : bref, elle disposait désormais de presque tous les attributs régaliens. Cette évolution aura contraint l’Union européenne à prendre le poids politique qui lui revient dans les affaires du monde, évitant le retour au système bipolaire fragile qu’aurait été un monde partagé entre l’Asie orientale et les « Occidentaux ». Et, en 2030… nous verrons bien ! »

Il fut chaleureusement applaudi pour sa brièveté, sa courtoisie et son sens aigu de la diplomatie, car, pendant deux jours, il avait désamorcé quelques irritations nationales ou personnelles, suggéré les bonnes formulations et fait preuve d’un humour discret qui lui avait rallié toutes les sympathies. Trois jeunes femmes, la Chinoise Li Shān, la Japonaise Kawada Akeko et la Russe Vera Zolotoukhina lui apportèrent un bouquet aux couleurs de la Chine et l’embrassèrent sur les deux joues. Les flashes des appareils photographiques firent un petit feu d’artifice, puis, chacun regagna sa chambre pour s’habiller en vue du dîner de gala.

Silvestre Bréaumont

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Notes

[i] Personnage de cette fiction : toute ressemblance serait purement fortuite. Le nom de l’auteur est lui même un pseudonyme; il vient de faire paraître un roman pour tablette Kindle ou papier (deux volumes : 1) L’ombre du versant oriental, Loan, 2) 1) L’ombre du versant oriental, Agneta et Shan), à rechercher sur Amazon.

[ii] Cette unité dépend directement pour l’emploi du département des affaires spéciales, connu comme Tewu ou du département des investigations, appelé Diaochabu du comité du comité central du Parti communiste chinois. Elle chargée essentiellement des enquêtes confidentielles et des actions clandestines.

[iii] Le fendant (prononcez sans vous presser, à la suisse), est un vin valaisan classique issu du Chasselas. Il est ferme, fruité, sec, très aromatique, ample et persistant en bouche. Les meilleurs proviennent des terroirs de Molignon, Mont d’Or ou Clavoz.

[iv] Loin de nuire aux relations avec les royaumes arabes vulnérables au terrorisme, la répression de sa minorité musulmane au Xinjiang lui a valu leurs encouragements.

[v] Via le National Institute for Research Advancement.

[vi] International Thermonuclear Experimental Reactor.

[vii] Technologie qui, développée par le Professeur Yu Li à l’Université des industries minérales, devrait permettre d’exploiter 30 milliards de t. de charbon.

[viii] La Chine posséderait un tiers des ressources mondiales de méthane de houille, estimées entre 85 et 262 milliards de m³ (Tm3).

[ix] Exploitation conjointe avec la Russie des gisements de Vorkuta, Dudinka et Sokol.

[x] Tronçons d’oléo-gazoducs et d’axes routiers ou ferrés de type TGV…

[xi] Cf.L’initiative sino-indienne de 2005 (Inter-Asia Oil and Gas Transportation System)associant les pays producteurs (Moyen-Orient, Russie, Asie centrale) aux pays consommateurs (Inde, Chine, Japon).

[xii] The Greater Mekong Subregion Economic Cooperation Program, engagé en 1992 par la Banque asiatique de développement dans tout ou partie des six pays suivants : Cambodge, Chine (Yunnan), Birmanie, Laos, Thaïlande et Vietnam.

[xiii]Pour Build, Operate, Transfer. L’entreprise intéressée par la construction d’une infrastructure établit l’ingénierie financière, construit l’ouvrage, l’exploite pendant 15 à 25 ans, puis le remet à l’État.

[xiv] Transposées de la motorisation des sous-marins, ces mini-centrales sont disposées en chapelet le long du couloir de transport.

[xv] Les personnes d’origine asiatique y forment près de la moitié de la population.

[xvi] Après une offensive discrète au Kazakhstan, la Chine lorgne les terres russes inexploitées ;

Alexandre Billette, Le Monde 20.04.09

L’affaire avait soulevé une polémique dès 2003 : l’annonce, par le quotidien China Daily, de la location par la Chine de terres arables au Kazakhstan voisin avait d’abord obligé les autorités kazakhes à démentir l’information. Un tel projet a pourtant bel et bien été lancé : plus de 7 000 hectares de terres ont été attribués à une société mixte sino-kazakhe, et plus de 3 000 paysans chinois ont pris la route de la région d’Alakol, à la frontière chinoise, pour exploiter des champs de soja et de blé.

Mais devant le malaise suscité par cette location – sur dix ans – d’une parcelle du territoire national, le gouvernement kazakh a toujours préféré faire preuve de discrétion à ce sujet. Le pays ne reconnaît que cinq endroits utilisés par des puissances étrangères sur son sol : il s’agit de zones militaires “prêtées” à la Russie depuis l’effondrement de l’Union soviétique, à l’instar de la base spatiale de Baïkonour.

Officiellement, les terres arables louées à la Chine n’existent donc pas. C’est que les autorités kazakhes craignent la réaction de la population rurale devant la “concurrence déloyale” représentée par l’arrivée en masse de paysans chinois, dont l’équipement agricole est supérieur au vieux matériel soviétique encore utilisé sur la plupart des exploitations kazakhes.

Pour la Chine, qui souffre d’une pénurie de terres cultivables, l’attrait de ces régions d’Asie centrale est évident. Dans la région chinoise d’Ili, située de l’autre côté de la frontière kazakhe, 1,7 million de paysans se disputent quelque 267 000 hectares de terres.

Selon les estimations du ministère chinois de l’agriculture, le pays produira, en 2015, environ 20 millions de tonnes de soja, soit seulement 40 % de ses besoins annuels. Du coup, Pékin s’intéresse non seulement aux plaines d’Asie centrale, mais également aux terres vierges du grand voisin russe.

Au début des années 2000, c’était essentiellement le secteur de la sylviculture qui attirait les exploitants chinois. Mais un raidissement de la législation russe avait alors fait capoter les projets développés par des sociétés mixtes russo-chinoises créées pour l’occasion.

Désormais, le soja est l’activité la plus porteuse, notamment dans l’Extrême-Orient russe, dans les provinces de Khabarovsk et la région autonome du Birobidjan, situées à 6 000 km de Moscou mais à 2 000 km seulement de Pékin. Pour les onze premiers mois de 2008, plus de 420 000 tonnes de soja ont été ainsi exportées vers la Chine.

Pour celle-ci, la Russie fait figure d’eldorado agricole : selon les estimations des experts russes, plus de 20 millions d’hectares de terres arables n’y sont pas exploités, et les prix y sont inférieurs à ceux pratiqués en Chine. Les terres proposées à la location sont de bonne qualité, avec un rendement estimé à 3 000 kg de soja par an et par hectare, soit deux fois plus que dans les exploitations chinoises.

Avec une telle quantité de terres exploitables et les besoins immenses de la Chine, la ruée vers les terres russes pourrait s’amplifier. Pour le moment, les autorités russes voient plutôt d’un bon oeil l’exploitation de ces terres auparavant inoccupées, qui leur permettra de prélever une taxe sur l’exportation des produits agricoles.

Mais l’arrivée massive de paysans chinois pourrait aussi engendrer des tensions avec la population locale, d’autant que la crise économique sévère que traverse le pays risque d’alimenter des réactions xénophobes.

Selon le dernier recensement russe, quelque 35 000 Chinois vivraient en permanence dans le pays. Mais, de l’aveu même du ministère de l’intérieur, entre 400 000 et 700 000 Chinois seraient, en réalité, installés sur le territoire russe.

Selon le dernier recensement russe, quelque 35 000 Chinois vivraient en permanence dans le pays. Mais, de l’aveu même du ministère de l’intérieur, entre 400 000 et 700 000 Chinois seraient, en réalité, installés sur le territoire russe.

[xvii] CJSC Transmashholding est le plus important fabricant russe de matériel ferroviaire roulant et de matériel rattaché, et fournit le plus gros exploitant au monde, JSC Russian Railways. Elle fabrique des locomotives de manœuvre diesel et des locomotives diesel de ligne principale, des locomotives industrielles électriques et de ligne principale, des wagons de fret et des voitures passagers, des coulées sur CAR, des moteurs diesel pour locomotives et vaisseaux diesel électriques, des trains multiples, des voitures de métros, des modules de portières, des cabines de conducteurs, des carrosseries de voitures, des convertisseurs statiques auxiliaires et des véhicules de service public. Avec ses 55 000 employés et un volume de ventes dépassant 2,75 milliards de dollars US en 2007, les produits de la société peuvent être trouvés dans divers continents autres que la Russie, dont l’Europe, l’Asie et l’Afrique.

[xviii] Environ 200 000 euros.

[xix] Selon des chiffres chinois, la valeur totale des échanges entre la Chine et l’Afrique sub-saharienne – de 817 millions de dollars en 1977 – a dépassé les dix milliards en 2000 et 18,5 milliards en 2003, ce qui néanmoins ne constitue qu’une part modeste, 2,4 %, du commerce extérieur chinois. Les autorités chinoises considèrent qu’il existe ainsi un “potentiel immense” pour l’expansion des échanges avec le continent.

[xx] La Conférence Internationale de Tokyo sur le Développement de l’Afrique (TICAD) date de 1993. Le 30/09/03, le ministre japonais des Affaires étrangères, déclarait à Addis-Abeba que “le 21e siècle ne connaîtrait ni stabilité ni prospérité, si aucune solution n’était trouvée aux problèmes de l’Afrique“.

[xxi] Par ex., entre 1968 et 1976, la construction du chemin de fer Tanzanie-Zambie de 1.860 km. Au plus fort des travaux, plus de 16.000 ouvriers et cadres chinois travaillaient en même temps au chantier.

[xxii] “Les pays riches détiennent 75% du commerce mondial”.

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